Affronter l’incertitude en temps de crise sanitaire mondiale, selon Edgar Morin
Edgar
Morin (source de la photo: CNRS), sociologue et homme de gauche, aura 99 ans en juillet. Il est cependant toujours
autant sollicité pour apporter un éclairage sur les faits de société. Sur
différentes tribunes et grâce à ses publications Twitter (@edgarmorinparis), il
livre un message simple en temps de crise sanitaire mondiale. Cette crise doit
contribuer à la détoxification de notre mode de vie afin de revenir à
l’essentiel : l’amour et la solidarité. Pour cela, il faut apprendre à
affronter l’incertitude.
Un homme de gauche
Dans un
livre-testament[1], Edgar
Morin trace son parcours d’homme de gauche ponctué de rencontres avec des
intellectuels et des gens d’action, qu’il narre avec détail puisque l’homme tient
un journal personnel.[2]
Fils de Vidal Nahoum, survivant juif de la Salonique[3],
c’est en apportant une aide aux réfugiés républicains espagnols qu’il s’initie
à l’action politique. Communiste, il est un héros de la Résistance française
durant la Seconde guerre mondiale. C’est à ce moment qu’Edgar Nahoum devient
Edgar Morin, un nom de clandestinité. Côtoyer la mort l’incite à écrire L’Homme et la mort[4]
au sortir de la guerre, une œuvre d’une étonnante maturité. Il déroge à
l’orthodoxie du mouvement, aussi il est exclu du parti communiste en 1951, ce
qu’il vit comme un deuil cruel.[5]
Son parcours, ensuite, confirme son attachement à une gauche plurielle, mais
néanmoins cohérente puisque fondée sur quatre sources : celle de
l’individu (l’anarchisme), celle centrée sur la communauté (le communisme), la
source centrée sur la société (le socialisme) puis celle centrée sur l’environnement
(l’écologisme). Ces sources sont activées par sa pensée humaniste.[6]
Grâce à son action politique et à ses écrits savants, il élabore une Voie[7] à
la jonction de multiples options réformatrices, « et qui amènera la décomposition
de la course folle et suicidaire à la croissance. Pour cela, il faut
réapprendre à apprendre, il faut se rééduquer pour pouvoir éduquer » (Ma gauche, p. 23).
Une œuvre complexe
Est
complexe ce qui est à la fois multiple et incertain, prétend-t-il. La
complexité est le vecteur de son œuvre savante, traduite dans La Méthode[8]
dont le contenu est très bien vulgarisé par Robin Fortin[9],
un enseignant de philosophie au collégial qui, selon Edgar Morin, a « assumé
la mission bien québécoise de brise-glace » en rendant plus accessible son
œuvre (Comprendre la complexité, p.
xviii). Autodidacte, audacieux sur les plans de l’épistémologie et de la
méthodologie, transdisciplinaire avant que le concept ne soit popularisé, Edgar
Morin conçoit que « le chemin se fait en marchant » (inspiré par les
mots du poète espagnol Antonio Machado), plutôt que sur des sentiers de
connaissance balisés. « Il faut apprendre à naviguer dans un océan
d’incertitudes à travers des archipels de certitudes » (Les sept savoirs nécessaires à l’éducation
du futur, p. 16).[10]
Sa méthode commande « l’intégration de l’observateur dans l’observation,
le retour sur soi pour s’objectiver, se comprendre et se corriger » (Mes démons, p. 101). Son éthique conduit
à la tolérance et à la compréhension. L’Humain se définit selon lui par la
triade individu-société-espèce, chacun de ces termes englobant les
autres : « les individus ne sont pas seulement dans l’espèce,
l’espèce est dans les individus ; les individus ne sont pas seulement dans
la société, la société est à l’intérieur des individus en leur imprimant sa
culture dès leur naissance » (L’identité
humaine, p. 46).[11]
Comment vivre en temps de crise
« Les
crises aggravent les incertitudes, favorisent les interrogations ; elle
peuvent stimuler la recherche de solutions nouvelles comme provoquer des
réactions pathologiques ou la désignation d’un bouc émissaire » (Comprendre le monde qui vient, p. 9).[12]
Ce propos traduit la dialogique d’Edgar Morin : l’Humain est capable du
meilleur comme du pire ; la mondialisation est la meilleure et la pire des
choses. Il faut dépasser ces contradictions. La complexité suppose une relation
entre deux propositions antagonistes et complémentaires. Il faut en outre
promouvoir la fraternité ouverte qui reconnaît pleine humanité à l’Autre. La
thèse de l’anarcho-communiste Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution,[13] doit être mise en relation avec la
thèse évolutionniste de Charles Darwin : « il faut intégrer la vision
kropotkienne de l’entraide dans la vision darwinienne de la sélection et
associer ces deux notions antinomiques et pourtant indissolublement
liées : la coopération et le conflit » (La fraternité, p. 21). Edgar Morin soutient que la crise sanitaire met
en évidence les dérives du modèle économique. Il faut développer les antidotes pour
contrer le virus du néolibéralisme. Cette méga-crise doit engendrer une pensée
politique indiquant une nouvelle Voie. Il est sensible au fait que les
personnes sur qui tout le monde compte en ce temps de crise sanitaire mondiale
(soignantes, infirmières, caissières, etc.) soient les plus basses dans
l’échelle des salaires. La hiérarchie sociale des métiers doit être revue,
d’autant que le travail de plusieurs des professionnels les mieux rémunérés
apparaît inutile lorsque se présente une crise. L’anthropologue anarchiste
David Graeber soutient aussi ce problème de l’inutilité de certains métiers et
professions avec sa thèse des bullshit
jobs.[14]
Edgar Morin s’intéresse également aux conséquences du confinement sur les
individus et les sociétés.
Le défi d’affronter l’incertitude
La crise sanitaire
mondiale produit plusieurs types d’incertitudes, soutient Edgar Morin. Il y a
l’incertitude quant à l’origine du virus. La diplomatie étasunienne, lors d’une
rencontre virtuelle du G7 le 25 mars 2020, insiste pour le qualifier de virus de
Wuhan, selon un procédé de stigmatisation et de déresponsabilisation caractéristique
du gouvernement Trump. Il y a l’incertitude liée à la gravité de la
maladie : les plus jeunes sont-ils asymptomatiques et les plus vieux, tous
vulnérables au virus ? Existe aussi l’incertitude quant aux stratégies de
lutte contre le virus : la Suède et les Pays-Bas optent pour l’immunité de
groupe sans pratiquer le confinement, comme c’est le cas dans les autres pays.
L’incertitude quant aux remèdes et aux vaccins persiste : seront-ils
développés en peu de temps ? Et qu’en est-il de l’efficacité des
médicaments existants (les antipaludéens chloroquine et
hydroxychloroquine) ? « Les controverses entre scientifiques autour
du virus montrent que la science n’est pas un recueil de vérités absolues, mais
un lieu de controverses, sans lesquelles elle n’aurait jamais pu
progresser »[15] soutient l’auteur de Science avec conscience.[16]
Il y a aussi l’incertitude quant aux conséquences de la crise et du confinement
sur la santé psychologique des personnes, sur leurs relations familiales, sur
leurs emplois et leurs revenus. Sur le plan politique, il y a enfin l’incertitude
liée aux dérives autoritaires et aux tentations eugéniques. « Si on n’a pas ces multiples
sensibilités à l’ambivalence (ou à la contradiction), à la complexité, on est
très peu capable de comprendre le sens des événements » (Comprendre le monde qui vient, p. 16).
« Une des grandes leçons de la crise : nous ne pouvons échapper à
l’incertitude : nous sommes toujours dans l’incertitude des développements
et des conséquences de la crise. Une mission de l’éducation : enseigner à
affronter l’incertitude ».[17]
C’est un des sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur dont Edgar Morin
fait la promotion.
[1] Edgar Morin
(2019), Les souvenirs viennent à ma
rencontre, Paris, Fayard.
[2] Edgar Morin
(2012), Journal (1962-1987) et Journal (1992-2010), Paris, Seuil.
[3] Edgar Morin
(1989), Vidal et les siens, Paris,
Seuil.
[4] Edgar Morin
(2014), L’Homme et la mort, Paris,
Seuil.
[5] Edgar Morin
(2012), Autocritique, Paris, Seuil.
[6] Edgar Morin
(2013), Ma gauche, Paris, François
Bourrin.
[7] Edgar Morin
(2011), La Voie, Paris, Fayard.
[8] Edgar Morin
(1977 à 2004), La Méthode (6 tomes),
Paris, Seuil.
[9] Robin Fortin
(2008), Penser avec Edgar Morin. Lire La
Méthode, Québec, Presses de l’Université Laval ; et Robin Fortin
(2005), Comprendre la complexité.
Introduction à La Méthode d’Edgar Morin, Québec, Presses de l’Université
Laval et Paris, L’Harmattan.
[10] Edgar Morin
(2000), Les sept savoirs nécessaires à
l’éducation du futur, Paris, Seuil.
[11] Edgar Morin
(2001), L’identité humaine, Paris,
Seuil.
[12] Edgar Morin
(2010), « Comprendre le monde qui vient » dans Edgar Morin et Patrick
Viveret, Comment vivre en temps de
crise ?, Paris, Bayard.
[13] Pierre
Kropotkine (2001), L’entraide, un facteur
de l’évolution, Montréal, Écosociété.
[14] David Graeber
(2019), Bullshit jobs, Paris, Les
liens qui libèrent.
[15]
@edgarmorinparis, 26 mars 2020.
[16] Edgar Morin
(1990), Science avec conscience,
Paris, Seuil.
[17]
@edgarmorinparis, 22 mars 2020.
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