Accueillir l'imprévu en recherche-action participative

Texte (inédit) en lien avec la communication Accueillir l'imprévu en recherche-action participative: réflexion autour de chantiers de recherche-action au colloque bilan sur les recherches participative,  86e Congrès de l'ACFAS, Chicoutimi, 8 mai 2018. Source de la photo.

Le 73Congrès de l’ACFAS en 2005 est l’occasion de jeter de multiples regards sur différents domaines du savoir et de rendre compte de l’état de la recherche participative qui s’y déploie. L’évènement permet la publication deux ans plus tard d’un ouvrage fondateur: La recherche participative. Multiples regards (Anadón, 2007). Lors du 86Congrès de l’ACFAS en 2018, la maturité de la recherche participative est observée. Ce constat commande une réflexion sur ses contributions théoriques et méthodologiques et sur les nouveaux défis qui se profilent. Notre contribution s’inscrit dans cette perspective.

La recherche participative s’impose en 2019 comme une des formes  légitimes de recherche universitaire. Elle existe sous différentes variantes, mais celle qui nous intéresse est la recherche-action. Nous voulons rendre compte de notre expérience de trois chantiers de recherche-action pour en tirer quelques enseignements. Nous observons que la dynamique de la recherche-action est complexe, caractérisée par «le multiple et l’incertain» (Morin, 2014). Notre proposition consiste à y accueillir favorablement l’imprévu et la sérendipité, cette capacité de découvrir quelque chose de nouveau sans l’avoir recherché.

Dans la problématique, nous proposons une analyse politique du phénomène en situant au final la recherche participative par rapport au mouvement d’instrumentalisation du savoir universitaire observé à compter des années 1980. Le cadre conceptuel définit ce qu’est la recherche participative et précise les concepts d’humilité, d’incertitude, d’imprévu et de sérendipité. Au chapitre de la méthodologie, nous dressons un bref portait historico-épistémologique de la recherche-action, couplé au descriptif de la démarche que nous utilisons habituellement dans le cadre de nos chantiers. Nous présentons ensuite quelques résultats en insistant sur ceux liés à l’imprévu et à la sérendipité. Nous discutons enfin de ces résultats avant de proposer en conclusion quelques arguments liés aux retombées pratiques de notre contribution.

Problématique: analyse politique de l’instrumentalisation du savoir universitaire 

Un changement paradigmatique global se déploie à compter des années 1980. Au niveau sectoriel, en enseignement supérieur, il conditionne les finalités et les modalités de la formation et de la recherche universitaires. Ce changement est marqué par l’instrumentalisation du savoir universitaire qui se traduit par la professionnalisation de la formation et par la contextualisation de la recherche.

Sur le plan mondial, la crise des années 1980 est à la fois cause et conséquence de quatre mouvements complémentaires. (1) Le modèle keynésien, reconnaissant le rôle régulateur de l’État, bascule vers le modèle monétariste orienté vers la pertinence pour l’État d’intervenir le moins possible (Hall, 1993). L’intervention étatique est conditionnée par le principe de subsidiarité: lorsque l’action des individus et des entreprises est jugée suffisante, la non-ingérence de l’État est requise (Barroche, 2008). (2) L’individualisme contemporain (Lipovetsky, 1983) s’impose, à la fois comme valeur et comme mode d’appréciation du social. Les grands projets de société n’ont plus la cote et ce phénomène est renforcé par la chute du communisme: il appartient à chacun de mettre en oeuvre sa propre utopie individuelle, souvent ancrée dans le consumérisme. (3) Se déploie alors la globalisation (Levitt, 1983), un mouvement de convergence des marchés partout dans le monde: «la convergence est cette tendance de toute chose à devenir comme les autres. Les goûts, les préférences [] tendraient à devenir universels. L’offre suivrait cette tendance en proposant des produits de plus en plus standardisés []. La société globale vendrait la même chose, de la même manière et partout dans le monde» (Dupriez, 2001, p. 55). (4) Ces mouvements se rejoignent dans les politiques néolibérales auxquelles adhèrent la plupart des États. Ces politiques, promues par des organismes internationaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, OCDE, etc.), trouvent une logique argumentative commune dans les principes du «consensus de Washington»: privatisation, ouverture des marchés, dérèglementation et austérité budgétaire (Abraham-Frois et Desaigues, 2003).

Ce changement paradigmatique global amène des changements dans tous les secteurs. La théorie cognitive et normative d’analyse des politiques (Muller, 2018) postule qu’un paradigme global conditionne des paradigmes sectoriels dans chaque secteur de la société, et vice-versa puisque le global influence le sectoriel, mais que le sectoriel influence aussi le global. C’est le cas en enseignement supérieur.

Entre 1960 et 1980, au Québec et dans les pays industrialisés (Mullin, 2001), les universités disposent d’un haut degré d’autonomie. Ce modèle est celui de la «République de la science» (Polanyi, 1962) correspondant au principe de la main invisible d’Adam Smith: elle guide la coordination des activités de chaque scientifique par ajustements mutuels. L’évaluation par les pairs, essentiellement sur la base de la qualité des travaux, conditionne la publication et l’octroi de ressources. Au Québec, ce paradigme sectoriel s’inscrit dans le contexte de la Révolution tranquille qui inaugure un État de type universaliste modéré, à la jonction de l’État-providence faible et libéral (Grande-Bretagne, Australie) et de l’État-providence fort et social-démocrate (Suède, Danemark) (Merrien, 2007). La volonté politique de démocratisation de l’éducation favorise l’octroi de ressources publiques aux universités, mais dans le respect du principe d’autonomie universitaire. Cependant, le désir de régulation par l’État des activités universitaires est présent dans le Rapport Parent, mais la résistance des professeurs et les multiples chantiers auxquels doit se consacrer le gouvernement du Québec contribuent de facto à une reconnaissance du principe d’autonomie universitaire.

À compter des années 1980, la crise mondiale favorise la convergence d’éléments qui remettent en question l’organisation sociopolitique du Québec. Un réalignement des politiques inspiré des préceptes monétaristes est en œuvre. L’austérité budgétaire porte un dur coup aux institutions éducatives. Un nouveau modèle sectoriel se développe en enseignement supérieur, celui de «l’économie du savoir» (Bernatchez, 2012). La théorie du capital humain (Becker, 1964) y occupe une place centrale. Dans ce contexte, le savoir a une valeur stratégique sur le marché mondial. Il est la pierre d’angle de la formation d’un personnel hautement qualifié, apte à relever les défis de la compétitivité mondiale. L’enseignement devient apprentissage avec l’approche centrée sur les compétences. Tous les programmes universitaires tendent à se professionnaliser sous l’influence de la culture entrepreneuriale, mais aussi grâce à des mécanismes d’assurance-qualité qui associent qualité et pertinence (Bernatchez, 2009). Avec la Politique-cadre d’évaluation périodique des programmes universitaires (CREPUQ, 1991), l’adéquation des programmes aux caractéristiques du marché de l’emploi devient une dimension incontournable de l’évaluation de la qualité, définie en termes de qualité scientifique, mais aussi de pertinence socioéconomique et d’efficience organisationnelle. La montée du consumérisme fait en sorte que les professeurs se transforment graduellement en experts, les programmes en produits et les étudiants, en clients.

Sur le plan de la recherche universitaire, l’instrumentalisation du savoir (mettre le savoir au service d’une finalité économique ou politique et considérer son aspect essentiellement utilitaire) se traduit dans le phénomène de contextualisation de la recherche, conceptualisé avec la théorie du Mode 2 de production des connaissances. Cette théorie influence les politiques québécoises de la recherche et de l’innovation. Selon ses auteurs (Gibbons et al., 1994), au mode de production du savoir traditionnel (Mode 1) succède un mode de production nouveau (Mode 2) fondé sur l’objectif de résolution de problèmes plutôt que sur celui d’avancement des connaissances. La recherche en Mode 2 est contextualisée: un problème est repéré et sa solution répond à une demande explicite ou implicite. L’interdisciplinarité est caractéristique du Mode 2 en raison de sa finalité, la résolution de problèmes, qui commande la contribution de plusieurs domaines du savoir et leur reconfiguration en fonction de la nature du problème à résoudre. Dans le Mode 1, la recherche est évaluée grâce au jugement des pairs à partir de critères disciplinaires. En Mode 2 s’ajoutent aux critères de qualité scientifique ceux de pertinence et d’efficience. Le déploiement du Mode 2 ne se vérifie pas partout avec la même intensité, mais le modèle est normatif et influence les politiques de la recherche universitaire: soutien public accru à la recherche qui vise à résoudre des problèmes; programmes de financement orientés vers la recherche ciblée (en fonction d’un problème ou d’une priorité) et appliquée (qui contribue à améliorer l’action); activités de transfert de connaissances et modalités variées de communication, incluant la vulgarisation scientifique.

À quelles fins le savoir produit par la recherche universitaire est-il instrumentalisé? Deux modèles normatifs s’opposent, mais ce sont des idéaux-types au sens wébérien: il s’agit de catégories qui permettent de théoriser le phénomène, mais elles n’ont pas la prétention de refléter parfaitement la réalité (Bernatchez, 2016a). Le modèle de l’économie du savoir promu par l’OCDE (1996) mise sur la privatisation des connaissances. La formation de personnel hautement qualifié et la production de savoirs utiles au développement technoscientifique permettent aux sociétés concernées (régions, pays et groupes de pays) d’être compétitives sur le marché mondial des produits, des services et des connaissances. Comme c’est le cas avec le capitalisme industriel à compter du XVIIlsiècle, il faut enclore le savoir (le privatiser) grâce à des règles strictes de protection de la propriété intellectuelle (le mouvement des enclosures – entourer les champs de clôtures – transforme les paysans en métayers et les force à s’exiler vers les villes nouvellement industrialisées qui ont besoin de main-d’oeuvre). Ce sont là les bases du capitalisme cognitif (Vercellone, 2004). Le modèle des sociétés du savoir, sociétés au pluriel, ce qui engage à la diversité culturelle, promue par l’UNESCO (2005), repose sur la socialisation des connaissances et sur une philosophie qui englobe les notions de pluralité, d’intégration, de solidarité et de participation. Les sociétés du savoir sont fondées sur le respect de la dignité humaine et sur la solidarité entre les peuples et en leur sein. Afin d’instaurer des sociétés du savoir, il faut favoriser une démarche participative d’accès aux connaissances et de nouvelles formes de concertation: agoras, forums publics et espaces citoyens. Il faut clarifier les finalités des politiques de la recherche et de l’innovation afin qu’elles soient convergentes avec celles du bien commun, de la justice sociale et du développement durable.

Dans cette perspective politique, la recherche participative, telle que définie au point suivant et telle qu’elle est pratiquée hic et nunc dans le contexte de l’université québécoise, s’inscrit dans le cadre du modèle normatif des sociétés du savoir.

Cadre conceptuel: recherche participative, humilité, incertitude, imprévu et sérendipité 

Sur le mode opératoire, le Groupe consultatif en éthique de la recherche (2016) définit la recherche participative comme une recherche à laquelle participent activement les personnes qui en sont les sujets. Elle est fondée sur l’action, sur l’intention d’adopter des mesures visant à résoudre les problèmes constatés. Les participants y contribuent en collaborant à la définition du projet de recherche, à la collecte et à l’analyse des données, à sa réalisation et à la mise en œuvre des solutions. La recherche participative peut être ainsi caractérisée: (1) elle induit un rapport actif et coconstruit aux savoirs; (2) les savoirs pratiques sont valorisés et ils sont ancrés dans une réalité multiréférentielle; (3) des liens sont établis entre réflexion et action, entre théorie et pratique, entre chercheur et praticien; (4) elle envisage le sujet dans son contexte et veut comprendre la signification et les implications des problèmes et de leurs solutions; (5) les méthodes et les techniques de recherche insistent sur l’interaction entre les acteurs, sur les apports réciproques entre chercheurs et partenaires et elles permettent de recueillir systématiquement des données; (6) la recherche participative influence positivement la pratique (Anadón et Couture, 2007).

La dynamique de la recherche participative est complexe, caractérisée par «le multiple et l’incertain» (Morin, 2014). Il s’agit d’une dynamique de recherche plutôt que d’un processus. En effet, un processus implique une séquence d’activités organisées dans le temps et dans l’espace alors qu’une dynamique suggère l’idée d’un éclatement, d’une itération entre des séquences d’activités, d’un aller-retour entre celles-ci, à l’image de la boucle de rétroaction inhérente à la méthode de complexité (Morin, 2014). Il ne s’agit pas de nier cette complexité, mais plutôt de l’intégrer aux pratiques de recherche. Il faut faire preuve d’humilité, une caractéristique de l’ethos scientifique selon les normes définies par le sociologue des sciences Robert K. Merton (1973) qui sont aussi des idéaux-types au sens wébérien. Rappelons ces normes.

(1) L’universalisme impose que les énoncés scientifiques soient évalués par les pairs selon des critères impersonnels, sans égard aux personnes. «The Haber process (un procédé chimique) cannot be invalidated by a Nuremberg decree nor can an Anglophobe repeal the law of gravitation» tranche Merton (1973, p. 270). (2) Le communalisme implique que toute découverte scientifique est un bien commun. «Il n’y a pas de propriété privée des lois et des théories. Cette norme entraîne [] l’obligation de publication des découvertes, tout résultat gardé secret pouvant être considéré comme un comportement dysfonctionnel pouvant entraver le progrès de la science» (Gingras, 2013, p. 54-55). (3) Le scepticisme organisé «enjoint le savant à avoir une attitude critique face à tout énoncé nouveau qui doit alors être scruté, vérifié et reproduit avant d’être accepté comme valide et intégré au savoir déjà accumulé» (Gingras, 2013, p. 55). Cette norme fonde la science et le principe de l’évaluation par les pairs. En situation de recherche contextualisée, l’évaluation de la recherche se fait aussi à partir de critères qui considèrent sa pertinence et son efficience, mais la qualité scientifique demeure déterminante. (4) La norme du désintéressement impose de rechercher la vérité avant tout autre avantage. «A passion for knowledge, idle curiosity, altruistic concern with the benefit to humanity, and a host of other special motives have been attribued to the scientist» (Merton, 1973, p. 276). S’ajoutent à cela les normes d’humilité et d’originalité, définies plus tard par Merton, lesquelles s’expriment notamment par la reconnaissance de la contribution des collègues et les références à leurs travaux, qui conditionnent l’originalité des productions scientifiques proposées. (Bernatchez, 2016b)

La certitude d’avoir raison conduit aux pires erreurs, croit le philosophe et sociologue Edgar Morin (2014). Invité par l’UNESCO à préciser les modifications aux systèmes d’éducation qu’il juge essentielles pour affronter les défis du monde actuel, il livre les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (UNESCO, 1999). Un de ces savoirs suggère d’apprendre à affronter les incertitudes. En effet, les sciences permettent d’acquérir des certitudes, mais révèlent aussi d’innombrables incertitudes. La science physique par exemple, rationnelle entre toutes, est fondée sur l’incertitude. Il faut alors enseigner les stratégies qui permettent d’affronter l’incertain et l’imprévu: «la connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes» (UNESCO, 1999, p. 47). Il faut abandonner les conceptions déterministes qui croient pouvoir prédire l’avenir à partir de projections: «le caractère désormais inconnu de l’aventure humaine [doit] nous inciter à préparer les esprits à s’attendre à l’inattendu pour l’affronter» (UNESCO, 1999, p. 3). Morin reprend la formule du poète grec Euripide: « l]’attendu ne s’accomplit pas, et à l’inattendu, un Dieu ouvre la porte» (UNESCO, 1999, p. 3). Notre proposition consiste à transiger avec l’incertitude, à accueillir favorablement en recherche participative l’imprévu propice à la sérendipité (Bernatchez, 2017a).

Jean-Paul Vanderlinden (2015), un économiste qui s’intéresse à la gouvernance des risques environnementaux, associe l’imprévu à des bifurcations qui affectent l’avenir. L’imprévisibilité s’explique selon lui de trois manières: l’ignorance correspond à la situation où un déficit de connaissances favorise l’imprévu; la surprise est liée à la situation où un événement est impossible à prévoir; l’incertitude fait référence aux inconnues associées à la volonté humaine, individuelle ou collective. Philippe Perrenoud (1999), un sociologue de l’éducation, estime que la maîtrise de l’imprévu est une composante de toute compétence de haut niveau. Certaines personnes ont de la difficulté à gérer l’imprévu parce que cela les déstabilise. D’autres recherchent les situations à coefficient élevé d’imprévus parce qu’elles les jugent stimulantes. Il est en outre possible, soutient Perrenoud, d’apprendre à gérer l’imprévu.

La sérendipité est «la capacité de découvrir, d’inventer, de créer ou d’imaginer quelque chose de nouveau sans l’avoir cherché à l’occasion d’une observation surprenante qui a été expliquée» (Van Andel et Bourcier, 2009, p. 7). La chercheure en sciences de la communication Sylvie Catellin (2014) croit que la sépendipité est une notion plus complexe que celle de découvrir quelque chose par hasard: le concept est porteur d’enjeux épistémologiques et politiques. Elle l’associe au concept d’indisciplinarité: le chercheur indisciplinaire n’est pas indiscipliné. Il s’oppose à ce qui, dans la discipline, nuit [à la] découverte. L’indisciplinarité se nourrit de tous les apports des disciplines, cultive l’autodiscipline, et ne s’oppose qu’à ce qui entrave le mouvement libre de la sérendipité» (Catellin et Loty, 2013, p. 35).

Méthodologie: principes et modalités de la recherche-action

            La recherche-action est une des formes de recherche participative avec, par exemple, la recherche collaborative et la recherche-formation qui présentent toutes des caractéristiques qui leur sont propres. Nous pratiquons la recherche-action en milieu scolaire de manière complémentaire à la recherche fondamentale en analyse des politiques de l’éducation. Ces deux formes de recherche répondent à des normes différentes. La recherche fondamentale que nous pratiquons a comme sources principales des documents écrits, ce qui laisse peu de place à l’imprévu, quoique des découvertes documentaires surprenantes soient souvent possibles. La recherche-action permet en outre de garder contact avec le terrain, d’interagir avec les gens, ce qui contribue à une meilleure compréhension des phénomènes, en plus d’enrichir la vie personnelle. Dans une perspective universitaire, avec comme objectif de devenir un meilleur professeur d’administration et de politique scolaires, la recherche-action, avec l’observation et la participation qu’elle suppose, favorise la validation ou l’invalidation des théories. Elle permet d’acquérir une légitimité devant une classe. La recherche-action contribue à l’activité de scholarship qui commande de développer dans un domaine du savoir une érudition en tant que ressource pour les activités d’enseignement ou de soutien à l’apprentissage (Taylor, 1993).

La recherche-action a comme objectifs de transformer la réalité et de produire des connaissances sur ces transformations (Hugon et Seibel, 1998). Dans une perspective historico-épistémologique, deux périodes se dégagent (Carr, 2006; Barbier, 1996). La période d’émergence et de consolidation de la recherche-action s’amorce dans les années 1930 aux États-Unis avec les recherches du psychologue Kurt Lewin portant sur les habitudes alimentaires des familles ou sur la création d’usines en milieu rural. On y retrouve les fondamentaux de ce qu’est la recherche-action: action, participation et recherche (Roy et Prévost, 2013; Greenwood et Levin, 2007). Lewin s’implique auprès des gens pour préciser leurs problèmes, pour mettre en œuvre et évaluer leurs actions (Guay et Prud’homme, 2011). Cette forme de recherche essaime ensuite en Europe. La période de radicalisation s’amorce dans les années 1970. Il ne s’agit plus d’une méthodologie comme une autre: la recherche-action suppose une conversion épistémologique. La recherche devient engagée et émancipatoire: «les praticiens doivent devenir des participants conscients et engagés dans le développement des théories issues de leurs propres préoccupations» (Dolbec et Clément, 2004, p. 184).

L’éducation est un espace propice à la recherche-action. Aux États-Unis, le psychologue et philosophe John Dewey est un précurseur, même s’il n’utilise pas le terme de recherche-action, que l’on doit à Kurt Lewin (Barbier, 1996) ou au sociologue John Collier (Roy et Prévost, 2013; Lapassade, 1991) dont les travaux sont utilisés pour mettre en œuvre des politiques favorables aux autochtones. Stephen Corey (1953) contribue à populariser la recherche-action en éducation dans les années 1950, dans la perspective d’améliorer les pratiques scolaires. Le penseur en éducation britannique Lawrence Stenhouse (1975), avec son concept de teacher researcher, renforce et actualise cette idée (Dolbec et Clément, 2004). Les travaux du pédagogue brésilien Paulo Freire (1974), promoteur de l’éducation émancipatoire, peuvent aussi être associés à la période de radicalisation de la recherche-action.

La recherche-action de la première période ne rompt pas avec la tradition positiviste (Carr, 2006). Celle de la période de radicalisation n’est plus une méthodologie, mais une posture réflexive. Guidé par la dialogique inhérente à la méthode de complexité qui nous inspire (Morin, 2014), nous postulons que la recherche-action est à la fois une méthodologie et une posture de recherche engagée. Nous sommes solidaires des acteurs scolaires, engagés dans la résolution des problèmes qui les préoccupent et par rapport à la finalité qui les anime: instruire, socialiser et qualifier tous les élèves. En outre, nous nous inspirons de pratiques méthodologiques normées pour baliser nos travaux dans la perspective de vouloir saisir et analyser les faits. Les écrits scientifiques proposent des démarches de recherche-action dont nous nous inspirons pour définir la nôtre, adaptée aux conditions de notre terrainElle est organisée en cinq phases (Bernatchez, 2017b).

(1) Nous formalisons la collaboration en convenant des attentes mutuelles. Cela se traduit par l’adoption d’un protocole lorsque des ressources sont en jeu. L’intention de recherche ne se réduit pas à un livrable (un rapport de recherche, par exemple). Le partenariat implique une collaboration sans rapports hiérarchiques. (2) Nous établissons collectivement une démarche fondée sur la définition de la situation observée qui cause problème; sur la définition de la situation souhaitée; sur l’établissement, la mise en œuvre et l’évaluation d’un plan d’action. (3) Nous répertorions les techniques utiles à la recherche (analyse documentaire, observation, entretiens, questionnaires). La triangulation est requise et aucune technique n’est d’emblée écartée. (4) Nous convenons d’une stratégie d’analyse des données (nous préférons l’analyse en mode écriture). (5) Nous concluons avec un inventaire concret des formes et des lieux de partage du nouveau savoir généré.

Résultats: omniprésence de l’imprévu, observation de la sérendipité

Nous avons entre 2008 et 2016 réalisé trois vastes chantiers de recherche-action en milieu scolaire, à la demande de nos partenaires (ministère, commissions scolaires et écoles) et en utilisant cette démarche qui se veut évolutive. Voici un portrait de ces chantiers, avec les imprévus qui se sont présentés et les éléments de sérendipité que nous avons observés (Bernatchez, 2017a).

Le premier chantier est celui du diagnostic institutionnel d’une école secondaire de 875 élèves, couplé à la mise en œuvre d’un pacte social pour l’éducation sur le territoire concerné. Cette école connaît des problèmes importants: taux de décrochage supérieurs à la moyenne; mauvais climat scolaire; forte mobilité du personnel; démotivation des élèves. La communauté soutient peu les efforts des enseignants et elle a perdu confiance en son école. Le mandat consiste à identifier les problèmes et à proposer des solutions que pourront s’approprier les acteurs. La stratégie prévoit des analyses documentaires et statistiques, une enquête qui se traduit par des entrevues et des questionnaires, et une démarche d’observation avec notre présence à l’école ou dans la région au rythme d’une journée par semaine pendant un an. Au terme de la recherche, un rapport est présenté aux acteurs. Un plan d’action (à l’interne) et un pacte social pour l’éducation (à l’externe) sont mis en œuvre avec un certain succès, attribuable aux partenaires.

Le principal imprévu qui se dégage est le manque de confiance du personnel à notre endroit, tributaire de la trop grande confiance affichée par l’employeur et commanditaire: la commission scolaire. Nous sommes perçus comme des consultants mandatés pour régler les problèmes de l’école, comme des émissaires de l’employeur. Un boycott est observé pendant quelques mois, aussi nous ne pouvons pas réaliser les entrevues. Le projet est menacé avant même de se déployer. De manière aussi imprévue que pour le boycott, celui-ci est levé suite au mot d’ordre de quelques leaders naturels de l’école. Convaincu d’œuvrer pour le bien commun, nous sommes surpris de devoir justifier de manière continue la légitimité du projet et le bien-fondé de nos intentions.

Sur le plan de la sérendipité, nous observons plusieurs phénomènes liés à la déresponsabilisation des élèves et du personnel et un manque de rigueur par rapport aux normes du code de vie. Cela conduit à une démarche structurée de révision des valeurs de l’école (à laquelle participent tous les acteurs) et à une opération visant à transformer la culture de l’école autour des 3R: rigueur, respect et responsabilité. Nous découvrons en outre une pratique surprenante, quoique documentée (64% des élèves québécois consomment ces produits selon Gaudreault et ses collègues, 2008): la consommation excessive par les élèves de boissons énergisantes à haute teneur en caféine et aux prétendues propriétés stimulantes. Une activité de sensibilisation aux risques de ces boissons est organisée à l’école.

Le deuxième chantier s’inscrit dans le contexte d’un mandat confié par une direction régionale du ministère de l’Éducation afin d’évaluer un cadre de gestion des services éducatifs de l’école présenté sous forme hypermédia. Les directions d’établissements scolaires sont-elles familières avec ce cadre de gestion et l’utilisent-elles ? Ce cadre de gestion peut-il être bonifié pour en faciliter l’appropriation par les acteurs scolaires et pour mieux le centrer sur la mission éducative de l’école ?  Une étude empirique révèle que seulement une direction sur huit est très familière avec le modèle de gestion prescrit par le gouvernement. Une formation de deux à trois jours en petits groupes permet à 51 personnes de se former à l’outil. L’évaluation des activités de formation met en évidence que les participants apprécient le cadre de gestion et qu’ils le maîtrisent mieux. Ils suggèrent des éléments permettant de le bonifier.

L’imprévu lié à ce chantier est important: les directions régionales du ministère de l’Éducation sont abolies en 2014, dans la foulée de la politique d’austérité du gouvernement. Ces directions sont créées en 1968 et elles ont comme mission de faciliter la mise en oeuvre locale des politiques de l’éducation et de favoriser la concertation régionale entre les commissions scolaires. Avant que la recherche-action ne soit achevée, le donneur d’ouvrage cesse d’exister, de même que le cadre de gestion hypermédia puisqu’il est soutenu et actualisé par la direction régionale.

Dans une perspective de sérendipité, la recherche-action migre alors vers l’étude de l’inefficacité du modèle de gestion scolaire prescrit par le gouvernement, lequel s’inscrit dans le contexte de la gestion axée sur les résultats, une des composantes de la Nouvelle gestion publique. Ce nouveau mode de gestion publique, qui succède au mode traditionnel et bureaucratique, préconise l’adoption de méthodes du secteur privé. C’est l’objet de plusieurs de nos travaux qui traitent de son inefficacité et de son dépassement au rythme de son déploiement. Pour preuve, en 2014, le Vérificateur général du Québec révèle que les documents de reddition de compte des commissions scolaires et de leurs établissements ne sont analysés par personne parce que le ministère de l’Éducation ne dispose pas du personnel pour le faire.

Le troisième chantier vise à soutenir l’offre de services éducatifs de qualité dans trois petites écoles en milieu rural dévitalisé qui vivent une diminution importante de leurs populations scolaires et qui sont menacées de fermeture. Une revue des écrits scientifiques permet de repérer quelques pratiques favorisant ce soutien. La stratégie École en réseau favorise, grâce à l’Internet à large bande, l’interaction entre les élèves d’une classe et ceux d’une autre classe distante, en plus de stimuler la collaboration entre les enseignants. La formule de la classe multiâge, soit le regroupement dans une même classe d’élèves de plusieurs degrés, permet de maintenir ouvertes les petites écoles, mais présente aussi des vertus sur le plan pédagogique. Le modèle de l’école communautaire prévoit un ensemble de partenariats et de services qui visent à la fois l’apprentissage des élèves et le développement de la communauté. Ces modèles sont implantés et expérimentés dans les écoles ciblées. À cela s’ajoute une étude afin de connaître les valeurs, les intérêts, les attentes et les inquiétudes des acteurs de proximité par rapport à l’offre de service éducatifs dans les petites écoles menacées de fermeture (analyse documentaire, observation et enquête). Cela permet d’évaluer la politique de maintien et de fermeture d’école de la commission scolaire concernée.

Au nombre des imprévus figure la disparition de la Conférence régionale des élus (CRÉ), partenaire du projet au même titre que la commission scolaire. Cette instance est abolie en 2014 dans le contexte de la politique d’austérité du gouvernement. Les CRÉ sont mises en place en 2003 et elles regroupent les maires des municipalités d’une même région. Elles sont les interlocutrices du gouvernement en matière de développement régional et elles gèrent un fonds de développement qui soutient certains projets. Le professionnel de la CRÉ concernée, dédié au dossier des petites écoles en milieux dévitalisés, perd son emploi. De plus, la mobilité du personnel scolaire associé au projet est très préoccupante: les deux personnes responsables sont en congé prolongé lors de la période considérée, et elles ne sont pas remplacées.

En lien avec la sérendipité, nous découvrons dans le contexte de ce chantier des cultures organisationnelles différentes qui interfèrent sur un objectif commun: l’offre de services éducatifs dans les petites écoles. Les municipalités cherchent à maintenir ouvertes à tout prix les écoles car elles sont un moteur du développement régional et elles incitent les familles à demeurer en région. Les commissions scolaires veulent réaliser de manière efficiente la mission éducative, ce qui les amène à déplacer les élèves vers des écoles en milieux urbains, quitte à ce que le temps de déplacement des élèves soit augmenté. Comme politologue spécialisé en éducation, nous découvrons là un univers avec lequel nous n’étions pas familier et qui va influencer nos projets de recherche futurs: celui de la gouvernance régionale et des enjeux qui lui sont propres.

Discussion: accueillir l’imprévu et la sérendipité

            Philippe Perrenoud (1999), nous l’avons vu, soutient que la maîtrise de l’imprévu est une composante de toute compétence de haut niveau et qu’il est possible d’apprendre à gérer les imprévus. Il propose une typologie utile dans l’action. Pour les évènements prévisibles dont le moment d’occurrence ne l’est pas (la crevaison d’un pneu de voiture, par exemple), la compétence consiste à construire par anticipation une réponse puis à l’adapter, le moment voulu. Pour les évènements inédits face auxquels la compétence consiste à improviser une réponse (par exemple, l’explosion de cette même voiture), l’improvisation repose sur des ressources et sur des capacités qui en permettent la mobilisation. Le sociologue de l’éducation soutient que la plupart des imprévus surprennent par leur moment d’occurrence plutôt que par leur possibilité de se produire. Il est alors question d’un imprévu relatif (c’est le moment d’occurrence qui surprend) plutôt que d’un imprévu radical (un évènement rare, aux frontières de ce qui est concevable).

            Il est possible, prétend Perrenoud, d’apprendre à reconnaître l’évènement, à construire une réponse pertinente et à l’adapter à la situation. Il propose des «moments» de la gestion de l’imprévu relatif: l’anticipation; le repérage des signes précurseurs; l’identification des évènements; l’interprétation de la situation; le choix d’une réponse appropriée; l’activation de cette réponse. Cette gestion de l’imprévu est une compétence qui peut être développée grâce à l’expérience. 

            L’expérience acquise avec nos trois chantiers de recherche-action montre que l’imprévu relatif est la norme, de sorte qu’il est très probable que les évènements liés à la recherche ne se réalisent pas tels qu’ils sont planifiés. La séquence des évènements se trouve brisée, et il faut savoir accueillir avec résilience l’imprévu relatif. C’est ce qui explique que la recherche-action s’inscrit naturellement dans une démarche dynamique plutôt que procédurale: il y a itération entre les séquences d’activités, aller-retour entre celles-ci, comme l’illustre la boucle de rétroaction inhérente à la méthode de complexité (Morin, 2014). Nous observons en outre chez les chercheurs en formation (étudiants et professionnels qui nous accompagnent) une impatience plus grande que la nôtre à ce sujet. Le rendez-vous manqué avec un informateur, même si le chercheur est le seul à se déplacer de très loin, est un phénomène courant, voire prévisible. Le temps des chercheurs et des partenaires n’est pas le même non plus. Il est souvent difficile de concilier ces deux emplois du temps. Ce qui est fondamental pour les partenaires au moment zéro de la recherche-action le devient moins au fil du temps, alors que l’urgence des tâches quotidiennes remplace l’importance des exercices de réflexivité et de changement. Les agents scolaires sont aussi enclins à vouloir obtenir rapidement des résultats observables et mesurables; leurs attentes sont grandes. Les chercheurs qui font preuve d’humilité, une des qualités de l’ethos scientifique, doivent être patients et éviter les rapports de causalité. Dans le contexte du premier chantier, nous devions faire rapport chaque mois de l’état d’avancement de nos travaux aux commissaires scolaires, et certains questionnaient: c’est quoi finalement le problème, qu’on puisse le régler? Souvent aussi, une recherche rigoureuse ne fait que confirmer certains faits connus, ce qui peut être satisfaisant pour les chercheurs, mais décevant pour les partenaires.

L’imprévu relatif est la norme, mais l’imprévu radical n’est pas exclu pour autant. Nous avons vécu deux imprévus radicaux, tous deux en lien avec la politique d’austérité du gouvernement du Québec. Dans le cas du deuxième chantier, l’abolition de la direction régionale du ministère de l’Éducation fait disparaître non seulement le donneur d’ouvrage, mais aussi l’objet de la recherche: le cadre de gestion des services éducatifs de l’école, construit sous la forme d’un hypermédia. Celui-ci repose maintenant dans quelque cimetière d’objets virtuels. Au terme de cette double disparition, la recherche-action n’a plus aucun sens. L’évènement se produit aussi dans le cas du troisième chantier, avec la disparition de la Conférence des élus, partenaire institutionnel de première importance. Cela ne remet pas entièrement en question la survie du projet, mais les modalités de la collaboration et du partenariat doivent être revues au mitan de l’opération. Ajoutons à cela que deux des trois écoles ciblées dans cette recherche-action sont aujourd’hui fermées en raison des contraintes démographiques. Cela est décevant, mais ne remet pas en question les expérimentations qui s’y sont déroulées.

L’imprévu, qu’il soit relatif ou radial, permet en outre de découvrir des choses intéressantes, d’où l’intérêt du phénomène de sérendipité. D’ailleurs, le propre de la recherche-action, contrairement à la recherche classique où la démarche est planifiée de manière fine et souvent procédurale, laisse place à l’imprévu et permet d’adopter une posture qui favorise le repérage, l’observation, voire la mesure de phénomènes en périphérie de l’objet d’étude, mais explicites du pourquoi et du comment du monde de l’éducation. Il peut s’agir d’un fait aussi banal que la consommation excessive par les élèves de boissons énergisantes, mais aussi d’enjeux d’importance sur le plan scolaire, comme ceux liés à la nouvelle gestion publique ou à la gouvernance régionale. La philosophe Jeanne Hersch (1993) évoque dans ce contexte le principe de l’étonnement philosophique, cette attitude qui permet de s’interroger sur une évidence aveuglante (qui rend aveugle) et qui nous empêche de voir et de comprendre le monde. D’où l’importance d’accueillir l’imprévu et la sérendipité en recherche participative.

Retombées pratiques de notre contribution

            Notre contribution met en jeu les concepts de recherche-action, d’humilité, d’incertitude, d’imprévu et de sérendipité. Ces concepts sont appliqués aux cas concrets de trois chantiers de recherche-action réalisés dans des environnements scolaires distincts. Notre contribution propose une réflexion (plutôt qu’une analyse) au sens d’un «retour de la pensée sur elle-même en vue d’examiner plus à fond une idée, une situation, un problème» (Le Robert). Elle est articulée et organisée à la manière conventionnelle des articles scientifiques.

La problématique propose d’abord une analyse politique du savoir universitaire permettant de mettre en contexte le phénomène d’instrumentalisation dans lequel s’inscrit la recherche participative et de situer ce type de recherche dans le cadre normatif approprié. D’emblée, le lecteur est ainsi en mesure d’apprécier les deux grands modèles normatifs qui conditionnent l’évolution de la recherche universitaire: celui de l’économie du savoir qui mise sur la privatisation des connaissances et celui des sociétés du savoir qui insiste sur la socialisation des connaissances. La recherche participative se situe dans le cadre du modèle normatif des sociétés du savoir. Cette analyse politique de l’instrumentalisation du savoir est originale et permet de situer dans son contexte social et politique un phénomène structurant dans toutes les sphères de la société. Au nombre des questions susceptibles d’intéresser les praticiens, celles-ci se dessinent: comment cette intention utilitariste se traduit-elle dans le programme de formation de l’école québécoise? la différenciation pédagogique n’est-elle pas une variante de la philosophie de l’individualisme contemporain?

Le cadre conceptuel présente les concepts de recherche participative, d’humilité, d’incertitude, d’imprévu et de sérendipité. Pour l’acteur de l’éducation (enseignant, gestionnaire, etc.), cela peut contribuer à sa démarche de praticien réflexif (Schön, 1994). La pratique réflexive permet à l’acteur de l’éducation d’agir en pensant à ce qu’il fait et en questionnant cette action. Il évite ainsi la routine qui, souvent, tend à concentrer l’action professionnelle sur les modalités plutôt que sur les finalités. La pratique réflexive impose de garder à l’esprit les finalités de ses actions, d’en faire les balises de sa pratique professionnelle. Elle permet la construction du sens. Dans cette perspective, réfléchir en praticien réflexif signifie «penser différemment ou plus clairement; justifier ses choix; examiner ses actions ou décisions; changer sa pensée ou sa connaissance; améliorer l’action; améliorer l’apprentissage des élèves; se transformer en tant qu’individu et, ainsi, transformer la société» (Beauchamp, 2006, citée dans Correa Molina et Thomas, 2013, p. 2). Les praticiens connaissent de leur profession et environnement professionnel plus de choses qu’ils ne le laissent entendre. Pour révéler cette connaissance tacite, il est utile de se constituer au fil de sa pratique des cadres de référence associés à ses intérêt professionnels, de se référer à des concepts pivots qui se transforment en vecteurs de pratique, par exemple, l’apprentissage autonome, l’enseignement explicite, l’empathie, l’école efficace, etc. Notre contribution propose de tels cadres et insiste sur certains concepts pivots. Par exemple, le modèle de Philippe Perrenoud sur la gestion de l’imprévu, avec les évènements prévisibles et les évènements imprévus, avec la distinction entre les imprévus relatifs et les imprévus radicaux, n’est pas exclusif aux modalités de la recherche-action ou à celles de l’éducation: il peut s’appliquer aux évènements qui ponctuent le quotidien de chacun. Sommes-nous de ces personnes que l’imprévu déstabilise? Est-ce que, plutôt, l’imprévu nous stimule dans l’action? Comment gérons-nous les imprévus? Les praticiens peuvent intégrer ces questionnements à leur démarche réflexive. La sérendipité est aussi une question qui peut alimenter leur réflexion. Est-il toujours utile de trouver ce que nous cherchons? Sommes-nous attentifs à ce qui s’inscrit à la périphérie de nos regards personnels et professionnels, à ce que les la vie nous offre au quotidien, sans que nous en soyons vraiment conscients?

La section sur la méthodologie présente les principes et les modalités de la recherche-action, une des formes de recherche participative. Comme les praticiens de l’éducation sont des partenaires à part entière de la recherche-action en éducation, il est utile qu’ils soient familiers avec ses principes et ses modalités, afin d’être mieux en mesure de situer leur contribution et de cadrer leurs actions. Notre contribution met en évidence la posture du chercheur dans le contexte d’une opération de recherche-action où praticiens et chercheurs se côtoient dans un contexte partenarial qui se veut exempt de rapports hiérarchiques. Est-ce que les préoccupations du praticien rejoignent celles du chercheur? Qu’en est-il de cet écart observé entre le temps du praticien et celui du chercheur? Sur le plan pratique, en contexte professionnel, ne sommes-nous pas tenus de privilégier ce qui est urgent au détriment de ce qui est important?

Notre contribution repose sur les cas concrets de trois chantiers de recherche-action. Cela est exposé dans la section sur les résultats et  dans la discussion qui constitue un dialogue entre les concepts mobilisés et les matériaux de recherche récoltés. Le premier chantier rejoint les acteurs scolaires œuvrant à l’intérieur d’une école secondaire (élèves, enseignants et autres personnels, équipe de direction) et peut intéresser de manière particulière ceux-ci. En outre, le volet externe de la recherche (la mise en œuvre d’un pacte social pour l’éducation sur le territoire concerné) mobilise les acteurs de proximité, les parents et les membres de la communauté, au premier chef. Le deuxième chantier porte sur un cadre de gestion des services éducatifs de l’école construit sous la forme d’un environnement virtuel d’information / formation s’adressant aux directions d’établissement. Au-delà de la dimension technique de l’outil (une interface informatique permettant de repérer facilement les normes et les règles de gestion), celui-ci est d’abord pensé pour donner du sens à la gestion scolaire, pour faire le lien entre les modalités et les finalités de la gestion administrative et de la gestion pédagogique de l’école. Le troisième chantier s’intéresse au territoire comme environnement déterminant l’organisation scolaire et de la mise en œuvre des politiques de l’éducation. Les enjeux qui y sont soulevés sont universels et imposent une responsabilisation plus importante des acteurs sociaux dans l’œuvre de réussite éducative de tous les élèves.

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