Le travail accéléré : le cas des directions d’établissements scolaires du Québec

 Le travail accéléré : le cas des directions d’établissements scolaires du Québec

 
Jean Bernatchez, Ph.D.

Résumé : Les directions d’établissements scolaires du Québec manquent de temps pour réaliser les tâches qui leur sont confiées et pour répondre efficacement aux attentes à leur endroit. L’évolution des deux dernières décennies fait en sorte que ce qui est urgent devient prioritaire par rapport à ce qui est important. De plus, l’accélération sociale (Rosa, 2012) se déploie de manière marquée dans cet univers professionnel. Dans le cadre du programme de formation qui leur est destiné, nous proposons aux candidats à la direction d’établissements scolaires un exercice de décélération sociale : imaginer l’école de demain. Nous illustrons ici les deux changements paradigmatiques qui s’opèrent dans la fonction de direction d’établissements scolaires au Québec et qui contribuent à complexifier la profession. Nous présentons le phénomène de l’accélération sociale appliqué au cas des directions d’établissements scolaires du Québec. Nous rendons compte des résultats de l’analyse d’un corpus de 29 productions écrites par des directions et des candidats à la profession et qui présentent leurs utopies éducatives.

Introduction : des professionnels qui manquent de temps

Les directions d’établissements scolaires du Québec en témoignent : le manque de temps – plus que le manque d’autres ressources – est la principale contrainte avec laquelle elles doivent composer. La gestion axée sur les résultats, institutionnalisée dans le réseau scolaire depuis le début des années 2000, a comme conséquence pour elles de devoir prioriser la gestion administrative au détriment de la gestion pédagogique. Elles n’ont plus de temps à consacrer à la supervision pédagogique des enseignants, une tâche pourtant inscrite à leur contrat de travail (Bernatchez et Trudeau, 2014). Ce qui est urgent (assorti d’une date butoir) est prioritaire par rapport à ce qui est important (et qui constitue l’essence de la fonction). De plus, l’accélération sociale (Rosa, 2012) se déploie de manière très marquée dans cet univers professionnel.

Dans le cadre d’un programme de formation universitaire dont la réussite est obligatoire pour exercer la profession, nous proposons aux candidats à la direction d’établissements scolaires un exercice de décélération sociale : imaginer l’école de demain. (1) Nous illustrons ici les deux changements paradigmatiques qui s’opèrent dans la fonction de direction d’établissements scolaires au Québec et qui contribuent à complexifier l’exercice de la profession. (2) Nous présentons le phénomène de l’accélération sociale appliqué au cas des directions d’établissements scolaires du Québec. (3) Nous rendons compte finalement des résultats de l’analyse d’un corpus de 29 productions écrites par des directions et des candidats à la profession et qui présentent leurs utopies éducatives. Nous observons que ces contributions ne proposent pas une rupture radicale avec le système existant, mais qu’elles sont plutôt ancrées dans un possible réalisable hic et nunc. Le concept de compression du présent de Lübbe (2009) suggère une explication : en contexte de modernité tardive, l’espace de l’expérience et l’horizon d’attente coïncident.

1. Les changements paradigmatiques qui s’opèrent

La profession de direction d’établissements scolaires au Québec se décline au travers trois rôles : le rôle prescrit correspond aux fonctions et aux pouvoirs inscrits au référentiel institutionnel (cadre législatif et règlementaire); le rôle manifeste correspond au travail vécu de manière quotidienne et aux attentes des gens à l’endroit des directions; le rôle souhaité correspond aux attentes des directions dans le contexte d’un pilotage de l’école qu’elles veulent orienté vers une gouvernance opérationnelle et stratégique (Lalancette, 2014). Il existe un décalage important entre ces trois rôles. Il s’explique par les attentes du gouvernement, de la commission scolaire (l’instance intermédiaire entre le ministère et l’école), de l’équipe-école et des parents à l’endroit des directions. En plus de la gestion au quotidien, les directions ont la responsabilité de piloter dans l’école deux grands changements paradigmatiques : sur le plan pédagogique, l’implantation d’un modèle socioconstructiviste d’apprentissage qui remplace celui orienté vers l’enseignement; sur le plan administratif, l’instauration de la gestion axée sur les résultats qui remplace le modèle bureaucratique d’administration scolaire.

La pédagogie est un mot générique qui désigne les méthodes utilisées pour éduquer les personnes, pour développer et épanouir leur personnalité et leur esprit. Les pratiques pédagogiques trouvent leur source dans la Grèce antique, mais plusieurs personnalités contemporaines marquent le champ, entre autres Dewey, Montessori, Freinet, Rodgers et Vygotsky (Gauthier et Tardif, 2012). Chacun présente une proposition pédagogique qui lui est propre. Les normes pédagogiques sont donc nombreuses et contrastées, mais elles relèvent généralement de deux grands courants : l’empirisme et le rationalisme. L’empirisme favorise le développement du cognitivisme : apprendre implique de traiter et d’emmagasiner de nouvelles informations de manière ordonnée. Le rationalisme inspire le constructivisme : apprendre consiste à organiser ses connaissances par son action propre (Kozanitis, 2005). Ces deux courants illustrent le changement  paradigmatique qui s’opère au Québec et qui met en opposition deux paradigmes pédagogiques : celui de l’enseignement, que l’on veut remplacer par celui de l’apprentissage. On retrouve au tableau 1 les caractéristiques de ces deux grands paradigmes.

Tableau 1 : Le paradigme de l’enseignement versus le paradigme de l’apprentissage
(d’après Tardif, 1998)
 

 

Paradigme de l’enseignement

(transmission)

 

Paradigme de l’apprentissage

(transaction)

Conceptions de l’enseignement

acquisition de connaissances

développement de compétences

Conceptions de l’apprentissage

accumulation de connaissances

construction de connaissances

Activités de la classe

à partir de l’enseignant (didactiques)

à partir de l’élève (interactives)

Preuves de réussite

quantité des connaissances

transférabilité des apprentissages

Modes d’évaluation

en référence aux connaissances

authentique (tâches intégratrices)

Rôles de l’enseignant

expert, transmetteur d’information

guide, animateur et médiateur

Rôles de l’élève

récepteur, situation d’interpellation

constructeur, situation de partage

Attitudes de l’élève

individualisme, compétition

collectivisme, collaboration

 
Le modèle de l’école traditionnelle est dominant au Québec jusque dans les années 1990. Il s’inspire du cognitivisme qui fait une large place à la connaissance, à la mémoire, à la perception et au raisonnement (Kozanitis, 2005). En 1996, les États généraux sur l’éducation proposent un vaste chantier de travail sur la manière de répondre efficacement aux défis de l’école du XXIe siècle. S’ensuit en 1997 la mise en œuvre d’une ambitieuse réforme de l’éducation, nommée plus tard Renouveau pédagogique et dont la mise en œuvre s’achève en 2008. Cette réforme cherche à rehausser le niveau culturel des programmes de formation de l’école québécoise et à accorder une attention particulière à chaque élève. Elle préconise les apprentissages essentiels adaptés au nouveau siècle. Elle repose sur les compétences de l’élève et sur l’utilisation efficace de ses connaissances pour réaliser des tâches et des activités réelles. Elle met l’accent sur leur engagement dans une démarche d’apprentissage qui va au-delà de l’accumulation des connaissances pour les rendre aptes à comprendre le monde et à agir sur lui (MEES, 2016). Cette réforme repose sur le socioconstructivisme, « une théorie qui met l’accent sur la dimension relationnelle de l’apprentissage. Issu en partie du constructivisme, le socioconstructivisme ajoute la dimension du contact avec les autres afin de construire ses connaissances » (Kozanitis, 2005, p. 11). Ce modèle met en relation trois éléments didactiques indissociables, ajoute l’auteur : la dimension constructiviste fait référence au sujet apprenant; la dimension sociale concerne les partenaires en présence (l’enseignant et les autres élèves); la dimension interactive est liée au milieu, alors que l’objet de l’apprentissage proposé devient le contenu de l’enseignement.

La mise en œuvre du Renouveau pédagogique est une tâche ardue qui provoque beaucoup de résistance. La volonté de développer une vision commune des visées de la réforme se heurte à des idées et à des pratiques pédagogiques bien enracinées chez les enseignants. Le désir d’associer les parents et la communauté aux changements proposés ne se réalise pas, considérant le vocabulaire hyperspécialisé utilisé, les bulletins scolaires difficilement lisibles et le peu d’information vraiment accessible livrée aux parents. Des restrictions budgétaires importantes hypothèquent les activités de développement des compétences permettant aux enseignants de s’approprier les fondements de la réforme. La production de matériel didactique de qualité, adapté aux programmes réformés, accuse des retards de plusieurs années par rapport aux moments où ces programmes sont offerts à chacun des niveaux scolaires. Plusieurs spécialistes de renom sont aussi farouchement opposés au Renouveau pédagogique, lui reprochant de s’inspirer d’un socioconstructivisme radical dont l’efficacité n’est pas démontrée.

Sur le plan administratif cette fois, deux modes d’administration publique se déploient au XXe siècle. Le mode bureaucratique a pour fondement la domination légale (plutôt que traditionnelle ou charismatique) (Weber, 1921). Ce mode s’inspire des règles de droit et repose sur le principe de la hiérarchie des normes : au sommet se trouve la constitution du pays et viennent ensuite les normes relatives aux lois, aux règlements, aux directives, etc. Les décisions administratives se situent à la base et doivent être conformes aux normes des paliers supérieurs. Le pouvoir d’un administrateur public est régi par ce principe, mais aussi par celui d’impersonnalité des règles qui élimine l’arbitraire dans l’accomplissement de la fonction. L’autre cas de figure, le mode managérial, définit des normes d’efficience. La première expression d’un Nouveau management public (NMP) en réaction au mode bureaucratique s’observe en Grande-Bretagne avant de s’imposer dans le monde anglo-saxon. Plusieurs principes le caractérisent, mais l’attention portée aux processus avec l’adoption de méthodes inspirées du secteur privé est le plus notable. Parmi les fonctions du NMP se dessinent la gestion axée sur les résultats, la planification stratégique, la contractualisation, la décentralisation, la reddition de comptes, l’externalisation de services et la réduction des déficits (Charbonneau, 2014). Le tableau 2 illustre les caractéristiques de ces modes de gestion publique.
 
Tableau 2 : L’administration publique wébérienne versus le Nouveau management public
(d’après Amar et Berthier, 2007)
 

 

Administration publique wébérienne

 

Nouveau management public (NMP)

Objectifs

respecter les règles

atteindre les résultats

Organisation

centralisée et hiérarchique

décentralisée et structurée en réseau

Partage des responsabilités

Confus

clair

Exécution des tâches

Spécialisation

autonomie

Recrutement

par concours

par contrats

Promotion

à l’ancienneté et sans favoritisme

au mérite et à la performance

Contrôle

indicateurs de suivi

indicateurs de performance

Budget

axé sur les moyens

axé sur les objectifs

 
Au Québec, la Loi sur l’administration publique de 2000 consacre l’institutionnalisation du NMP dans tous les ministères. De manière spécifique à l’éducation, des modifications successives à la Loi sur l’Instruction publique rendent opératoires de nouvelles normes de gestion axée sur les résultats, soit une « approche fondée sur des résultats mesurables, répondant aux objectifs et aux cibles définis préalablement en fonction des services à fournir » (Gouvernement du Québec, 2009, p. 3). Une panoplie d’instruments est créée pour donner suite à cette volonté. (1) D’abord, le ministère se dote d’un plan stratégique présentant le contexte et les enjeux de sa mission, ses valeurs et ses orientations, des objectifs ciblés et des indicateurs permettant de mesurer les résultats. Chaque commission scolaire adopte aussi un plan stratégique, en précisant les besoins de ses écoles et les attentes de son milieu. (2) Selon une logique de contractualisation, chaque commission scolaire convient avec le ministère des termes d’une convention de partenariat qui précise sa contribution aux buts fixés par le ministère. (3) Chaque commission scolaire fait de même avec des conventions de gestion et de réussite éducative, des contrats liant chaque établissement à sa commission scolaire. (4) La volonté pour chaque école d’élaborer son projet éducatif est inscrite à la culture scolaire depuis les années 1970, mais ce document propose alors des valeurs et des orientations. Dans le contexte de la gestion axée sur les résultats, le document est formalisé à compter de 2002. Il repose sur une analyse du milieu et prend appui sur la planification stratégique de la commission scolaire et du ministère. (5) À compter de 2002 également, les établissements scolaires doivent se doter d’un plan de réussite prévoyant les moyens et les indicateurs de suivi pour réaliser la réussite scolaire de tous les élèves.

En ce qui a trait à la formation universitaire en administration de l’éducation, le corpus des connaissances nécessaires au déploiement d’un plus grand savoir-agir professionnel des directions d’établissements est donc revu en fonction des caractéristiques de ce nouveau paradigme de gestion publique. Il y a d’abord la dimension instrumentale qui consiste à enseigner les nouvelles normes de gestion scolaire. Il y a ensuite la dimension critique qui vise à présenter les avantages et les inconvénients de ce mode de gestion, ses possibilités, mais aussi ses limites et ses effets pervers. Ce système de gestion axée sur les résultats est en place intégralement dans le système scolaire québécois depuis 2008, mais déjà des ratés sont observées dans le modèle, des anomalies dans le paradigme, pour reprendre le vocabulaire de l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques : « ses principes et ses outils s’enchâssant peu à peu dans les lois (…), on semble assister (…) à son institutionnalisation en même temps qu’à son dépassement (Charbonneau, 2012, p. 3).

2. Accélérer : plus de travail réalisé plus rapidement

La complexité accrue de la profession de direction d’établissements scolaires au Québec, attribuable aux attentes toujours plus grandes des acteurs scolaires et à l’adaptation des directions aux changements paradigmatiques qui s’opèrent, commande beaucoup de temps de travail. De manière générale, on observe au Québec un accroissement du temps de travail moyen depuis deux décennies : en 1998, le temps de travail hebdomadaire moyen est de 41,5 heures alors qu’il est de 45,9 heures en 2010 (incluant le temps de travail rémunéré, les autres activités liées au travail et le temps de déplacement). En France, pour la même période, le temps de travail moyen passe de 40,0 heures à 40,1 heures, une tendance semblable à celle des États-Unis qui enregistrent 40,3 heures en 1998 et 40,4 heures en 2010 (Pronovost, 2015). Une telle mesure du temps de travail n’existe pas pour les directions d’établissements scolaires du Québec, mais elles disent travailler neuf heures par jour auxquelles s’ajoutent quelques heures pour des activités professionnelles en soirée ou la fin de semaine. Ce temps de travail est estimé à environ 48,0 heures par semaine, ce qui rejoint la statistique sur le temps de travail des gestionnaires québécois, établi à 47,3 heures en 2005 (Tremblay et Najem, 2013). C’est toutefois l’augmentation du nombre d’expériences professionnelles par unité de temps qui leur impose le plus de pression, comme en témoignent les quelque 200 directions que nous avons côtoyées depuis dix ans dans le contexte des activités de formation orientées vers ces préoccupations. On observe en outre que les trois principaux stresseurs spécifiques de leur travail correspondent au facteur temps : (1) avoir une charge de travail si lourde qu’il n’est pas possible de terminer à temps; (2) sentir que les réunions prennent trop de temps; (3) essayer de remettre à temps les rapports et les autres documents administratifs (Poirel et Yvon, 2009).

La thèse de Rosa (2012) sur l’accélération sociale est utile à la compréhension du phénomène. De manière paradoxale, les directions disposent d’outils technologiques qui leur permettent de gagner du temps, mais jamais elles n’ont eu autant l’impression que maintenant de manquer de temps. L’auteur soutient l’idée que l’accélération engendre des formes d’aliénation relatives au temps et à l’espace, aux idées et aux actions, à soi et aux autres. Les individus font face au monde sans pouvoir l’habiter et se l’approprier. Il propose trois catégories pour rendre compte des phénomènes liés à l’accélération sociale. (1) L’accélération technique est l’accélération des processus orientés vers un but (production, transport, communication); le temps est perçu comme un élément de compression de l’espace. (2) L’accélération du changement social traduit l’augmentation de la vitesse de déclin des produits et des expériences, une compression du présent (Lübbe, 1998); l’innovation destructrice (Ferry, 2014) implique, par définition, l’obsolescence programmée. (3) L’accélération du rythme de vie concerne l’augmentation du nombre d’expériences par unité de temps; elle est la conséquence du désir (du besoin ?) de toujours faire plus de choses en moins de temps. Dans le contexte de l’activité de formation que nous leur offrons, les directions ont l’occasion de ponctuer d’exemples tirés de leur travail ces trois types d’accélération.

Les forces motrices externes de ce phénomène sont de deux ordres, selon Rosa (2012). (1) Le moteur social relève de la compétition. La position sociale occupée par un individu n’est plus prédéterminée par la naissance, ni stable, mais en négociation concurrentielle permanente. « Réussir » impose d’être en compétition (de relever un défi), cela implique un travail effectué en un temps donné. Prendre un repos (un répit, un ralentissement) risque l’individu à devenir démodé, dépassé, anachronique. (2) Le moteur culturel s’inscrit dans la promesse de l’éternité. Une vie bonne est une vie accomplie, c’est-à-dire riche en expériences vécues et en compétences développées. Si l’individu augmente la somme des expériences vécues par unité de temps, il augmente aussi sa vie. « Être efficient » dans ce contexte, comme le commandent les attentes à l’endroit des directions d’établissements scolaires, implique de réaliser le maximum de tâches en investissant le minimum de la ressource « temps ». Dans la modernité tardive ajoute Rosa (2012 : 40-41), « l’accélération sociale s’est transformée en un système autopropulsé qui n’a même plus besoin de la moindre force motrice externe. Les trois catégories (d’accélération sociale) en sont venues à s’emboîter en un système de feedback qui s’anime tout seul sans relâche ».

Rosa (2012) évoque aussi des expériences de décélération sociale, entre autres sur le mode intentionnel avec les mouvements opposés aux effets de l’accélération sociale. Par exemple, les mouvements slow rejoignent de nombreux sympathisants à travers le monde et trouvent un écho favorable au Québec. La slow attitude (Menétrey et Szerman, 2013) s’observe dans plusieurs univers professionnels, entre autres en gestion avec le slow management (ralentir les rythmes professionnels) qui condamne le dogme de l’idéologie managériale, et en éducation avec la slow education qui encourage un apprentissage individualisé qui tienne compte des rythmes scolaires propres à chacun. Notre intention est de créer, en contexte de formation des directions d’établissements scolaires, de tels espaces de décélération, inspiré en cela par Pourteau (cité dans Menétry et Szerman : 17) qui croit que ralentir n’est pas nécessairement une stratégie de la paresse : « Le ralentissement est aussi un outil de contrôle et donc d’autonomie, un outil d’analyse et donc de performance, un outil de rationalisation et donc de programmation ».

3. Décélérer : exercice autour de l’utopie éducative

L’exercice de décélération que nous proposons aux directions d’établissements scolaires se déroule dans le contexte du cours Gestion du changement, inscrit dans le cadre du Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en administration scolaire de l’Université du Québec à Rimouski. La réussite de ce programme est requise pour exercer la profession de direction d’établissements scolaires, selon un arrêté ministériel de 2001. Les personnes concernées détiennent le brevet d’enseignement et elles ont habituellement plus de cinq années d’expérience en enseignement. Deux groupes sont ici considérés au trimestre d’hiver 2016, totalisant 29 personnes, l’un appartenant à une cohorte de la ville de Québec et l’autre à une cohorte de la ville de Rimouski. Cette population est féminine à 79 % et elle est constituée de candidats au poste de direction (69 %) et de directions en exercice depuis peu de temps (31%). Le cours est offert en mode intensif lors de trois fins de semaines (samedi et dimanche) au rythme d’une session de cours chaque mois. Il porte sur les méthodes et les techniques de gestion du changement, dans la perspective de développer un savoir-agir permettant de mettre en œuvre de manière efficiente un projet scolaire. Une fin de semaine est en outre consacrée à la présentation des grandes utopies éducatives, ceci afin d’inscrire ce savoir-agir dans un contexte culturel plus vaste.

L’exercice consiste d’abord à proposer en classe une série d’activités liées au concept d’utopie. L’utopie est présentée comme une force de changement qui propose une rupture radicale avec un système existant et qui tente de briser la suprématie de l’actuel sur le possible (Mannheim, 1929; Ricoeur, 1997). Inspirés par l’exposition virtuelle de la Bibliothèque nationale de France sur l’utopie (La quête de la société idéale en Occident), nous discutons des trois grandes utopies fondatrices (Manguel, 2000) : la société idéale (More), la société reconstruite (Defoe) et la société-miroir (Swift). La contribution des « maîtres-rêveurs » (Buber, 2016) du socialisme utopique (Saint-Simon, Owen, Proudhon et Kropotkine) est aussi étudiée. La présentation du phalanstère de Fourier, cet ensemble de bâtiments à usage communautaire, est prétexte à une discussion autour de l’architecture scolaire au Québec, normalisée et sobre comparée aux expériences architecturales audacieuses observées dans d’autres pays. Une discussion autour des vignettes de Villemard, ces caricatures de 1910 qui illustrent la vie en l’an 2000, est riche de propos sur la difficulté d’imaginer le monde de demain. S’ensuit une étude de trois grandes utopies éducatives : L’éducation, un trésor est caché dedans (UNESCO, 1996); Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (Morin, 1999); Vers des sociétés du savoir (UNESCO, 2006). Plusieurs séquences vidéos sont aussi présentées et analysées en classe, dont une courte conférence sur le changement de paradigmes en éducation (Robinson, 2010) et plusieurs capsules à caractère techno-prophétique où la technologie est présentée comme le seul grand vecteur de ce que sera l’école de demain.

L’exercice impose ensuite de réaliser à la maison de manière individuelle un essai de cinq pages où chacun présente son utopie éducative personnelle. Nous avons fait l’analyse thématique séquenciée de ces 29 essais (Paillé et Mucchielli, 2012) : la première lecture sert à déterminer les thèmes et à en regrouper plusieurs, alors que la deuxième lecture permet l’analyse des données textuelles et leur classement par thèmes. Nous avons présenté aux personnes concernées le résultat de cette première analyse afin d’interpréter collectivement les résultats et de « construire du sens » avec elles autour de leurs préoccupations. De tous les textes, un seul présente une rupture radicale avec le système existant. Les 28 autres sont ancrés dans un possible réalisable hic et nunc, avec les outils et les méthodes dont on dispose actuellement et dans les environnements (société et culture) qui sont les nôtres.
La dimension humaniste est le vecteur qui traverse tous ces essais; en contrepartie, la dimension techno-prophétique en est absente. Les thèmes privilégiés sont l’organisation scolaire avec une révision de la séquence des apprentissages, la création d’environnements éducatifs mieux adaptés à la mission éducative (instruire, socialiser et qualifier), particulièrement les espaces intérieurs et extérieurs de l’école; le développement continu des compétences des enseignants, des directions d’établissements et la révision des principes et des modalités de la formation des maîtres; l’ajout de ressources avec plus de professionnels, de mentors, de ressources matérielles et financières; un apprentissage plus individualisé et des groupes-classes avec moins d’élèves; une école plus inclusive, ouverte et décloisonnée physiquement, mais aussi métaphoriquement; une profession enseignante plus valorisée et mieux reconnue; le recours à des méthodes pédagogiques éprouvées, définies grâce à des données de recherche probantes, entre autres l’enseignement efficace et la pédagogie de la maîtrise (mastery learning), remettant ainsi en question le paradigme socioconstructiviste sur lequel repose depuis 1998 le programme québécois de formation qui n’a pas fait ses preuves sur le plan de la réussite scolaire (Larose et al., 2014); l’ajout d’activités pédagogiques orientées vers le mieux-être personnel (santé, activité physique) et le mieux-vivre ensemble.

Voici aussi, brièvement évoquée, l’utopie éducative qui se distingue des autres parce qu’elle marque une rupture avec le système existant. L’école n’a plus d’emplacement physique, l’apprentissage se fait partout de manière virtuelle. L’éducation est gérée par une organisation mondiale financée de manière équitable selon la capacité de payer des différents ensembles géographiques qui ne sont plus des pays, mais des communautés qui se caractérisent par leurs cultures. L’école n’est pas obligatoire, chacun y va selon son rythme, mais culturellement, il est inconcevable de ne pas atteindre un seuil minimal tant le savoir est nécessaire à la vie collective. La communauté de référence est le monde et c’est au travers d’enjeux globaux que se dessinent les apprentissages, non plus découpés par matières, mais organisés autour de grandes préoccupations collectives. Il existe deux types d’enseignants : les diffuseurs de savoir sont des personnes expérimentées qui diffusent des contenus sous forme de courtes capsules accessibles à l’apprenant à partir d’outils numériques intégrés dans son quotidien; les mentors sont des coachs pédagogiques en relation individualisée avec les apprenants et leurs parents, sur un continuum de plusieurs années afin de mesurer la progression et la pertinence de leurs apprentissages. 

Conclusion : la compression du présent ?

Les candidats à la direction d’établissements scolaires du Québec sont pragmatiques plutôt qu’idéalistes. Les attentes à leur endroit s’inscrivent dans cette perspective et la batterie de tests qui leur est imposée avant l’embauche témoigne de cette volonté de l’employeur : questionnaires, entrevues individuelles et de groupes, tests psychométriques poussés. Notre d’expérience d’accompagnement de ces personnes et l’observation des pratiques de leurs employeurs rendent compte aussi que l’adhésion aux normes est une valeur privilégiée. La critique des pratiques existantes est mal vue. La résistance au changement est perçue de manière négative, le changement étant ici interprété comme la mise en œuvre des deux changements paradigmatiques commandés par le ministère et par les commissions scolaires : le modèle socioconstructiviste de l’apprentissage et la gestion axée sur les résultats. Une enquête auprès de 439 directions (Lalancette, 2014) révèle que 69,5 % d’entre elles sont totalement d’accord et 28,3 % plutôt d’accord (pour un total de 97,8%) avec le fait qu’elles adhèrent à la convention de gestion et de réussite éducative de leur commission scolaire, un contrat qui rend opératoire de manière fine les principes et les modalités de la gestion axée sur les résultats, un mode de gestion qui n’a pas fait ses preuves et qui est remis en question, même par ses spécialistes (Hood, 2006).

Les directions d’établissement apprécient être familiarisées avec les principes de gestion qui leur seront immédiatement utiles dans le contexte de leur travail. Elles sont en outre ouvertes à l’idée d’inscrire ce savoir-agir dans un contexte culturel plus large. Sur le plan de l’accélération sociale, elles observent dans leur comportement et dans la culture de leur organisation les caractéristiques du phénomène décrit par Rosa (2012, p. 21). La piste de la compression du présent (Lübbe, 2009) peut traduire leur perception de la chose : « le passé se définit comme ce qui n’a plus cours / n’est plus valide tandis que le futur dénote ce qui n’a pas encore cours / ce qui n’est pas encore valide. Le présent est donc la durée pendant laquelle (pour utiliser une idée développée par Reinhart Koselleck) l’espace de l’expérience et l’horizon d’attente coïncident » (Rosa, 2012 : 21).

Cela dit, il s’agit là d’une piste d’explication et non pas du résultat d’une entreprise de recherche systématique. Cette piste pourrait être soumise à l’épreuve des faits, grâce entre autres à des entrevues semi-dirigées avec des directions d’établissements scolaires en exercice, avec ensuite des questionnaires administrés à des populations plus grandes et plus contrastées. Le genre des personnes pourrait être considéré, mais surtout les années d’expérience en poste de direction. Cela pourrait s’inscrire dans le contexte d’une véritable stratégie de recherche scientifique, riche sur les plans épistémologique, théorique et méthodologique.

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