Le développement en partenariat de programmes de formation transdisciplinaires: une option pour les universités francophones en milieu minoritaire au Canada

Communication au Webinaire de l'ACFAS (9 juin 2021) portant sur l’éducation postsecondaire en français en milieux minoritaires et éloignés au Canada : comment s’y attaquer

Madame, monsieur, chers amis de la francophonie canadienne,

Je suis très heureux d’être avec vous aujourd’hui. Je remercie les organisateurs d’avoir pensé à moi pour témoigner de l’expérience du réseau de l’Université du Québec sur le plan de l’accessibilité aux études universitaires et du développement des collectivités et des régions québécoises.

Je le fais à titre de professeur spécialisé en analyse des politiques de l’enseignement supérieur, membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur. Je le fais aussi comme membre du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est du Québec, l’un des plus anciens regroupements institutionnels de recherche de l’Université du Québec, créé en 1974. Dans ce contexte, je m’intéresse aux processus de structuration des réalités humaines et sociales territorialisées et des dynamiques de développement régional.

Mes deux champs d’intérêt se retrouvent réunis ce matin, ce qui est assez rare comme occasion.

Mais je m’adresse à vous surtout comme témoin de la contribution du réseau de l’Université du Québec, qui compte parmi ses missions l’accessibilité aux études et le développement des collectivités et des régions québécoises. Je suis professeur depuis 2007, mais j’ai aussi l’expérience depuis le 1er juin 1981, 40 ans tout rond, de la gestion du développement de programmes de formation et de recherche, principalement dans le réseau de l’Université du Québec. Ma tâche principale était alors de soutenir les établissements dans des projets concrets de développement de la programmation et de structuration en réseau des activités de recherche.

Ce développement s’est fait difficilement, au sein d’un écosystème complexe et mouvant, qui n’est pas exempt de tensions, à l’interne comme à l’externe.

Je vais vous dire trois choses ce matin.

Un. La crise que nous vivons actuellement, crise de la COVID, mais aussi crise de l’enseignement supérieur en milieu francophone canadien, est propice à une réflexion en profondeur sur le phénomène, et à la définition et à la mise en œuvre de stratégies de développement originales et ambitieuses.

Deux. Sur le plan des modalités, le développement en réseau des programmes de formation est une avenue qu’il serait utile d’explorer en milieu universitaire francophone canadien.

Trois. Sur le plan des finalités, les programmes de formation pourraient être marqués par une approche transdisciplinaire.

En analyse des politiques, je suis inspiré dans mes travaux, sur le plan épistémologique, par le philosophe et sociologue français Edgar Morin, qui aura 100 ans le 8 juillet prochain. Il propose le concept d’opti-pessimisme.

L’opti-pessimiste est une personne réaliste qui voit les périls et les dangers, mais c’est aussi une personne idéaliste qui fonde espoir en l’avenir. Elle est présente, à l’écoute et elle ne baisse pas les bras. Elle est responsable et engagée. Son leitmotiv : que puis-je faire, ici et maintenant, pour moi, pour les miens, pour les membres de ma communauté, et pour les autres ? Son espoir est teinté d’incertitudes : elle navigue dans un fleuve d’incertitudes parsemé d’îlots de certitudes. La personne opti-pessimiste n’est pas dogmatique et elle corrige son action au fil des événements.

Une crise provoque la rupture d’un équilibre. Emprunté au vocabulaire médical (comme dans crise cardiaque), le concept évoque un changement rapide et brutal de l’état d’un système. Il est juste de parler d’une crise sanitaire dans le cas de la pandémie de COVID-19, mais cette pandémie génère aussi des crises sociales, politiques, économiques. Elle engendre une crise des valeurs et une crise de confiance à l’endroit des institutions.

Il est juste aussi de parler de crise dans le cas de l’Université Laurentienne, au sens de la définition de ce qu’est une crise : un changement rapide et brutal de l’état d’un système. Et le rapport Portrait et défis de la recherche en français en contexte minoritaire au Canada, rendu publique ce dernier lundi par l’ACFAS, confirme un problème plus généralisé : manque de soutien et de reconnaissance, tâches administratives et d’enseignement plus lourdes, difficulté à organiser des événements scientifiques en français.

Les crises aggravent les incertitudes et favorisent les interrogations. Elles stimulent la recherche de solutions nouvelles, mais provoquent aussi des réactions pathologiques. Une crise se présente comme une menace, mais aussi comme une occasion de rompre l’équilibre lorsque celui-ci consacre des injustices. Bref, la période actuelle, marquée par de nombreuses crises, est tout à fait propice à une réflexion en profondeur sur le phénomène, et à la définition et à la mise en œuvre de stratégies de développement originales et ambitieuses.

Deuxième chose maintenant. Sur le plan des modalités, le développement en réseau des programmes de formation est une avenue qu’il est utile d’explorer en milieu universitaire francophone canadien.

Dans l’ouvrage sur l’histoire de l’Université du Québec publié en 2018 pour les 50 ans du réseau, j’ai écrit le chapitre qui porte sur l’expérience du développement en réseau des programmes, ce qui m’a amené à faire une analyse du phénomène.

C’est un mouvement qui s’amorce dès le début des années 1970, mais qui s’affirme à compter des années 1980. Il implique que des constituantes du réseau planifient, créent, offrent et gèrent en partenariat un programme de formation. Ce caractère partenarial se traduit de plusieurs manières, considérant le degré de collaboration souhaité.

D’abord, un réseau est un groupe de personnes, en relation les unes avec les autres, qui ont des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être complémentaires et des intérêts communs. Selon la définition qu’en donne Renald Legendre dans son Dictionnaire actuel de l’éducation, le réseau est un filet social dont les nœuds sont des petits groupes d’individus reliés par des mailles qui s’enchevêtrent et qui représentent la concertation, l’échange et l’aide mutuelle dans la poursuite de buts partagés. À la base du développement en réseau des programmes de formation, il y a donc des individus associés à des établissements différents qui souhaitent se concerter, ou du moins qui acceptent de le faire, considérant la conjoncture, pour discuter et s’aider mutuellement dans la poursuite de buts communs.

Le degré de concertation peut être plus ou moins grand. Les modalités relatives à l’offre d’un programme doivent traduire dans un protocole ce degré de concertation souhaité. C’est dans l’action que l’Université du Québec a élaboré les modalités qui traduisent les intentions recherchées et les façons de faire. Ces modalités ont ensuite inspiré les autres universités québécoises.

Il y a trois cas de figure différents : les programmes offerts conjointement; les programmes offerts en extension; et les programmes offerts en collaboration.

Un programme est offert conjointement lorsque la gestion est partagée entre les établissements partenaires et placée sous la responsabilité d’un comité composé de personnes rattachées aux différents établissements partenaires. L’admission et l’inscription se font dans l’un ou l’autre des établissements partenaires. Les effectifs sont comptabilisés dans l’établissement d’accueil qui délivre le diplôme.

Un programme est offert en extension lorsque sa gestion relève de l’établissement d’accueil qui est responsable de l’admission, de l’inscription et de la diplomation. Les établissements partenaires offrent de façon autonome les activités, mais doivent rendre des comptes à l’établissement responsable. Pour le cas des programmes en extension de type « commandite », l’offre est ponctuelle et limitée à une seule cohorte.

Un programme est offert en collaboration lorsque sa gestion relève de modalités particulières inscrites dans un protocole, mais qui ne correspondent pas exactement aux deux modèles précédents, dont il est un hybride. Le protocole traduit les intentions des partenaires en ce qui a trait au partage des responsabilités afférentes et à la gestion ; aux mesures visant l’admission et l’inscription ; à la détermination des établissements habilités à décerner le diplôme ; aux modalités de partage des ressources ; à la durée de l’entente et aux modalités de sa modification.

De cette expérience de l’Université du Québec, il est possible de tirer trois enseignements.

D’abord, le développement en réseau de programmes de formation permet l’offre dans les universités de programmes qu’il ne serait pas possible d’offrir autrement. Ce type de développement favorise la constitution de masses critiques de professeurs et d’étudiants, le partage d’expertises, de ressources financière et matérielle et la constitution d’une intelligence collective mieux distribuée et coordonnée.

Ensuite, un soutien réseau financier, logistique et professionnel est essentiel à ce développement à toutes les étapes de la séquence : émergence du projet de partenariat, élaboration, mise en œuvre et évaluation du programme.

Finalement, le développement en réseau des programmes de formation est avant tout une réalité scientifique et culturelle qui répond à une logique où les modalités de gestion sont au service des personnes, et non l’inverse.

Maintenant, le troisième point que je veux aborder avec vous. Sur le plan des finalités, les programmes de formation pourraient être marqués par une approche transdisciplinaire.

La transdisciplinarité veut déborder les champs disciplinaires afin d’envisager l’objet d’étude dans sa complexité Ce processus d’intégration et de dépassement des disciplines a pour objectif la compréhension de la complexité du monde. Est complexe ce qui est multiple et incertain. Les phénomènes naturels et culturels sont éminemment complexes.

D’un point de vue transdisciplinaire, l’espace entre les disciplines est plein, comme le vide quantique est plein de potentiel, selon le physicien Niels Bohr, lui qui propose non pas le mot que l’on doit au psychologue et biologiste Jean Piaget, mais plutôt le concept de transdisciplinarité. Depuis 1994, une charte de la transdisciplinarité en enseignement supérieur est promue avec comme objectif de donner une orientation commune aux disciplines, de les centrer sur les besoins des humains.

Historiquement, dans les programmes de formation à l’Université du Québec, le fait d’innover sur le plan transdisciplinaire traduit une nécessité politique et une volonté créatrice. Les universités traditionnelles ne souhaitaient pas que l’Université du Québec déploie ses programmes dans tous les secteurs, les privant d’étudiants et des ressources qui y sont associées. Par le Conseil des universités et la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec, les universités traditionnelles exerçaient un contrôle sur ce déploiement. Parce qu’elle ne pouvait s’investir dans des créneaux disciplinaires qui étaient la chasse gardée des universités traditionnelles, l’Université du Québec a exploré des domaines de formation nouveaux qui se démarquent de la logique disciplinaire en privilégiant la transdisciplinarité et l’approche orientée objet, caractéristiques du nouveau mode de production des connaissances qui allait devenir plus tard le paradigme dominant.

Ainsi, au fil des ans, l’Université du Québec a créé des programmes de formation inédits, dans des domaines tels l’écologie, la sexologie, la mode, le tourisme, l’océanographie. Comme il n’était pas possible de faire un développement tous azimuts, des pôles d’excellence d’enseignement et de recherche ont été développés. Les trois pôles de l’Université du Québec à Rimouski sont d’ailleurs associés étroitement au territoire : les sciences de la mer, le développement régional et la nordicité.

Vous l’aurez remarqué aussi, les deux groupes de recherche dont j’ai fait mention plus tôt sont aussi caractérisés par cette approche orientée vers un objet : le Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur et le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est du Québec.

Dans cette perspective, je ne peux que saluer la stratégie de l’Université de l’Ontario français de miser sur une telle approche transdisciplinaire pour orienter le développement de sa programmation.

Voilà. Je m’arrête là-dessus. Trois messages dont ici. Un. La crise que nous vivons est propice à la définition et à la mise en œuvre de stratégies de développement originales et ambitieuses. Deux. Sur le plan des modalités, le développement en réseau des programmes de formation est une avenue qu’il serait utile d’explorer en milieu universitaire francophone canadien. Trois. Sur le plan des finalités, les programmes de formation pourraient être marqués par une approche transdisciplinaire.

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