Contrôler la multitude et l'incertitude par les normes: le cas de la gestion scolaire au Québec

Communication (inédite) présentée le 20 novembre 2015 dans le cadre du colloque Les sciences et l'incertitude: déterminismes, déterminations, normes, discours, à la Villa Nöel de Bucarest (Roumanie) - Photo: Wall Street International Magazine
La gestion scolaire est une fonction complexe, caractérisée par le multiple et par l’incertain (Morin, 2005). La complexité se traduit d’abord de manière quantitative avec un nombre toujours plus grand d’interactions entre une multitude d’unités singulières. À l’école québécoise, on observe de ce point de vue un plus grand nombre d’élèves avec des besoins particuliers, des filières de formation mieux adaptées aux besoins individuels de chaque élève, des classes plus diversifiées sur les plans culturel, religieux et ethnique. La complexité coïncide aussi avec l’incertitude, renforcée par l’accélération du temps social, soit l’augmentation quantitative par unité de temps des distances, des messages, des tâches, des expériences personnelles et professionnelles. L’écart entre le nombre d’expériences sollicitées et le temps nécessaire pour les réaliser tend à s’accentuer: les individus vivent plus d’expériences, mais ils ont moins de temps pour les vivre chacune (Rosa, 2010, 2012). Sous l’effet de cette accélération, ils font face au monde sans pouvoir se l’approprier. Un des moteurs de cette accélération est la compétition, qui excède la sphère économique pour conditionner aussi la politique, la science, les arts, la culture, l’éducation, etc. L’accélération du temps social implique entre autres de devoir répondre rapidement aux demandes scolaires. De nouveaux outils technologiques incitent à agir de manière précipitée, sans disposer de toute l’information utile à une prise de décision éclairée.
Pour faire face à la multitude et à l’incertitude vécues comme des problèmes, le gouvernement du Québec réforme son système scolaire à compter de 1997. Sur le plan pédagogique, le modèle de l’école traditionnelle visant la transmission des connaissances est abandonné au profit d’un modèle socioconstructiviste orienté vers le développement des compétences (Boutin, 2012). Les résultats ne sont pas concluants quant à la réussite scolaire (Larose et al., 2014), mais ce choix paradigmatique caractérise toujours les politiques de l’éducation au Québec. Sur le plan administratif, les normes du Nouveau management public (NMP), qui remplace le modèle traditionnel de gestion publique de type wébérien, sont institutionnalisées dans tous les ministères avec la Loi sur l’administration publique de 2000, puis en éducation avec des modifications à la Loi sur l’Instruction publique en 2002 et en 2008. Elles imposent aux établissements scolaires la gestion axée sur les résultats (GAR) rendue opératoire grâce à des conventions de gestion et de réussite éducative (Bernatchez et Trudeau, 2014). Les normes sont ainsi traduites en buts, en objectifs et en cibles devant être atteints dans l’école, dans la classe et même dans la cour de récréation (Bernatchez, en impression). Plusieurs acteurs résistent à cette nouvelle forme de gestion scolaire (Maroy et al., 2013, 2016). On observe alors ce que Hood (2006), expert consacré du NMP, appelle les stratégies de contournement: lorsque les objectifs et les moyens ne sont pas perçus par les agents comme étant légitimes, se manifestent alors des stratégies de contournement, des comportements de tricherie et de fraude.
Nous voulons rendre compte de ce phénomène: la volonté du gouvernement du Québec et de son ministère de l’Éducation de contrôler la multitude et l’incertitude grâce à l’instauration de nouvelles normes pédagogiques et administratives. Ces normes ne réduisent pas pour autant la complexité. Elles contribuent plutôt à alimenter un régime d’uniformité à mille lieux de ce que peut être l’innovation en éducation. Nous présenterons les lois et les politiques de gestion scolaire au Québec, ainsi que les nouvelles normes pédagogiques et administratives. Sur le plan théorique, l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques publiques inspire nos travaux grâce au concept de «référentiel» (ou «vision du monde») qui se décline au travers les normes sous-jacentes aux politiques. Sur le plan méthodologique, l’analyse documentaire, l’observation et l’enquête nous permettent de récolter des matériaux de recherche originaux dans le contexte de chantiers de recherche-action. Ces chantiers se traduisent par l’accompagnement d’équipes-écoles et d’acteurs scolaires dans leurs stratégies d’action visant la réussite des élèves et l’offre de services éducatifs de qualité dans des régions dévitalisées du Québec. Nos travaux sont soutenus financièrement par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, par le Fonds québécois de recherche Société et culture et par le ministère de l’Éducation du Québec.
1. Les lois et les politiques de gestion scolaire au Québec
La loi constitutionnelle de 1982 prévoit un partage des pouvoirs entre le gouvernement canadien et ceux des provinces. L’éducation est de juridiction provinciale. Le ministère de l’Éducation du Québec a pour missions de promouvoir l’éducation; de contribuer à l’élévation du niveau scientifique, culturel et professionnel de la population québécoise et des personnes qui la composent; de contribuer à l’harmonisation des orientations et des activités de l’éducation avec les politiques gouvernementales et les besoins économiques, sociaux et culturels; d’encourager l'accroissement du niveau de scolarité de la population; de favoriser l'accès aux formes les plus élevées du savoir à toutes les personnes qui en ont la volonté (MEES, 2016).
Le ministère offre peu de services directs, mais son action sur le réseau scolaire québécois est déterminante. Au chapitre de la gestion administrative et pédagogique, il définit la nature des services éducatifs et détermine les régimes pédagogiques. Sur le plan des ressources humaines, il négocie les conditions de travail des employés. En ce qui a trait aux ressources financières, il établit les règles de financement et répartit les ressources à partir du budget que lui octroie l’Assemblée nationale. Sous la direction du ministre, la sous-ministre (première fonctionnaire du ministère) est responsable de l’administration générale, assistée de sous-ministres adjoints.
Les commissions scolaires sont les gouvernements locaux qui ont la responsabilité d’administrer les écoles publiques. Toutes les personnes relevant de leur compétence doivent recevoir les services éducatifs auxquels elles ont droit. Les commissions scolaires exercent des fonctions liées aux services éducatifs (s’assurer de l’application du régime pédagogique), à la gestion des ressources humaines (affecter le personnel dans les établissements), matérielles (acquérir et entretenir les biens meubles et immeubles) et financières (répartir les budgets entre les écoles). Les commissions scolaires tirent leurs revenus de deux sources: l’impôt foncier sur les biens immobiliers (taxe scolaire) et les subventions gouvernementales.
À compter de 1998, le nombre de commissions scolaires passe de 158 à 72: 60 sont francophones, neuf sont anglophones et trois sont à statut particulier, afin de desservir les élèves des populations autochtones. La commission scolaire est administrée par un conseil des commissaires. Son président et les commissaires sont élus au suffrage universel une fois tous les quatre ans, selon les dispositions de la Loi sur les élections scolaires. En 2016, un projet de loi est à l’étude et il prévoit des changements importants sur le plan de la gestion et de la gouvernance scolaires, probablement l’abolition des élections scolaires et l’adoption de modalités permettant une décentralisation accrue des pouvoirs vers les établissements scolaires.
Ces établissements sont les écoles primaires et secondaires, les centres de formation professionnelle et les centres d’éducation aux adultes. Leur mission est d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves. Depuis 1997, des pouvoirs importants sont confiés au conseil d’établissement. Celui-ci comprend au plus 20 membres et il est composé à parité de parents d’élèves et de membres du personnel de l'école élus par leurs pairs. Un parent assume la présidence. Le conseil adopte le projet éducatif de l’établissement et approuve les modalités d’application du régime pédagogique. Il adopte le budget annuel. Il informe la communauté des services de l’établissement et rend compte de leur qualité. 
La direction d’établissement est la personne clé de la gestion scolaire. Elle est nommée par la commission scolaire selon des critères établis après consultation du conseil d’établissement. Elle est sous l’autorité de la direction générale de la commission scolaire. Elle assure la qualité des services éducatifs, la gestion pédagogique et administrative. Elle gère le personnel et détermine les responsabilités de chacun, en conformité avec les dispositions des conventions collectives de travail des enseignants, du personnel professionnel et des autres employés. Elle gère les ressources matérielles et prépare le budget de l’établissement. Selon la taille des établissements, un ou plusieurs adjoints peuvent l’assister.
Les lois sont des prescriptions établies par le parlement – au Québec comme en France, il s’agit de l’Assemblée nationale, mais le parlement du Québec est unicaméral depuis 1968 – et elles définissent les droits et les devoirs des citoyens, individus ou corporations. Les politiques proposent plutôt des orientations. Elles n’ont pas le caractère contraignant des lois, mais elles balisent l’action gouvernementale de manière sectorielle. Les politiques sont des programmes d’action, mais aussi des «espaces de sens »au sein desquels les acteurs « vont construire et exprimer un rapport au monde qui renvoie à la manière dont ils perçoivent le réel, leur place dans le monde et ce que le monde devrait être» (Muller, 2000, p. 195). Les problèmes du processus de réalisation des politiques se cristallisent en cinq étapes: émergence, élaboration, adoption, mise en œuvre et évaluation (Jones, 1970). Contrairement à une loi qui reste en vigueur tant qu’elle n’est pas abrogée, une politique chasse de facto la précédente ou se superpose à elle.
Selon l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques (Muller, 2000), élaborer une politique impose aux acteurs de construire une image cognitive inspirée de leur vision du monde, une représentation mentale de cette réalité sur laquelle ils souhaitent intervenir, souvent pour régler des problèmes. Dans cette perspective, un problème est un écart entre une situation observée (ou mesurée) et une situation souhaitée. Cette vision du monde est appelée référentiel. Par exemple, les plans d’action proposés en éducation dépendent des représentations des acteurs de ce que sont l’école, le maître et l’élève, de ce qui doit être appris, pourquoi et comment cela doit être fait. Il s’agit là d’un référentiel sectoriel, dans ce cas associé à l’éducation. Les plans d’action dépendent aussi du rôle de l’État à un moment historique donné: c’est le référentiel global. Analyser une politique impose entre autres de rendre compte du rapport global-sectoriel.
Au Québec, sur le plan pédagogique, le paradigme de l’enseignement tend à supplanter le paradigme de l’apprentissage avec la promotion de nouvelles normes qui s’inscrivent dans un tout autre système de représentation. Sur le plan administratif, le modèle de l’administration publique traditionnelle de type wébérien est remplacé par le Nouveau management public. Quant au rôle de l’État, le régime de l’État-providence cède le pas à celui de l’État-entreprise (Muller, 2015). Cependant, de nombreuses anomalies sont observées dans le paradigme de l’apprentissage et dans le modèle du NMP, c’est-à-dire des inadéquations entre les modalités imposées par les modèles et les finalités recherchées, ce que nous mettrons en évidence en présentant les normes pédagogiques et les normes administratives. Une norme est une règle, un principe auquel les individus et les groupes se réfèrent dans l’action.
2. Les normes pédagogiques
La pédagogie est un mot générique qui désigne les méthodes utilisées pour éduquer les individus, pour développer et épanouir leur personnalité et leur esprit. Les idées et les pratiques pédagogiques trouvent leur source dans la Grèce antique, mais plusieurs personnalités contemporaines marquent le champ, entre autres Dewey, Montessori, Freinet, Rodgers et Vygotsky (Gauthier et Tardif, 2012). Chacun présente une proposition pédagogique qui lui est propre. Les normes pédagogiques sont donc nombreuses et contrastées, mais elles relèvent généralement de deux grands courants : l’empirisme et le rationalisme.
L’empirisme (Aristote) favorise le développement du cognitivisme (Ausubel). Apprendre implique de traiter et d’emmagasiner de nouvelles informations de manière ordonnée. L’exposé magistral et la résolution de problèmes fermés sont les méthodes pédagogiques les plus prisées. Le rationalisme (Platon) inspire le constructivisme (Piaget). Apprendre consiste à organiser ses connaissances par son action propre. L’apprentissage par problèmes ouverts et les études de cas sont des méthodes adaptées à cette logique (Kozanitis, 2005). Ces deux courants illustrent le changement  paradigmatique qui s’opère au Québec et qui met en opposition deux paradigmes pédagogiques: celui de l’enseignement, que l’on veut remplacer par celui de l’apprentissage. On retrouve à la figure 1 les caractéristiques de ces deux grands paradigmes pédagogiques.

Figure 1 : Le paradigme de l’enseignement versus le paradigme de l’apprentissage
(inspiré de Tardif, 1998)

Paradigme de l’enseignement
(transmission)
Paradigme de l’apprentissage
(transaction)
Conceptions de l’enseignement
acquisition de connaissances
développement de compétences
Conceptions de l’apprentissage
accumulation de connaissances
construction de connaissances
Activités de la classe
à partir de l’enseignant (didactiques)
à partir de l’élève (interactives)
Preuves de réussite
quantité des connaissances
transférabilité des apprentissages
Modes d’évaluation
en référence aux connaissances
authentique (tâches intégratrices)
Rôles de l’enseignant
expert, transmetteur d’information
guide, animateur et médiateur
Rôles de l’élève
récepteur, situation d’interpellation
constructeur, situation de partage
Attitudes de l’élève
individualisme, compétition
collectivisme, collaboration
Le modèle de l’école traditionnelle est dominant au Québec jusque dans les années 1990. Il s’inspire du cognitivisme qui fait une large place à la connaissance, à la mémoire, à la perception et au raisonnement (Kozanitis, 2005). En 1996, les États généraux sur l’éducation proposent un vaste chantier de travail sur la manière de répondre efficacement aux défis de l’école du XXIsiècle. S’ensuit en 1997 la mise en œuvre d’une ambitieuse réforme de l’éducation, nommée plus tard Renouveau pédagogique et dont la mise en œuvre s’achève en 2008. Cette réforme cherche à rehausser le niveau culturel des programmes de formation de l’école québécoise et à accorder une attention particulière à chaque élève. Elle préconise les apprentissages essentiels adaptés au nouveau siècle. Elle repose sur les compétences disciplinaires et transversales de l’élève et sur l’utilisation efficace des connaissances afin de réaliser des tâches et des activités réelles. Elle met l’accent sur l’engagement des élèves dans une démarche d’apprentissage qui va au-delà de l’accumulation des connaissances pour les rendre aptes à comprendre le monde et à agir sur lui (MEES, 2016). Cette réforme repose sur le socioconstructivisme.
«Le socioconstructivisme est une théorie qui met l’accent sur la dimension relationnelle de l’apprentissage. Issu en partie du constructivisme, le socioconstructivisme ajoute la dimension du contact avec les autres afin de construire ses connaissances» (Kozanitis, 2005, p. 11). Ce modèle d’apprentissage met en relation trois éléments didactiques indissociables, ajoute l’auteur : la dimension constructiviste fait référence au sujet apprenant; la dimension sociale concerne les partenaires en présence (l’enseignant et les autres élèves); la dimension interactive est liée au milieu, alors que l’objet de l’apprentissage proposé devient le contenu de l’enseignement.
La mise en œuvre du Renouveau pédagogique est une tâche ardue qui provoque beaucoup de résistance. Le ministère de l’Éducation met d’ailleurs en évidence les défis qu’il doit relever. La volonté de développer une vision commune des visées de la réforme se heurte à des idées et à des pratiques pédagogiques bien enracinées chez les enseignants, et qui donnent souvent déjà de bons résultats. Par exemple, l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des élèves) sur les compétences et les connaissances des jeunes de 15 ans révèle que le Québec est dans le peloton de tête en 2000 lors de la première mouture de l’enquête, mais qu’il perd des rangs chaque fois qu’un nouveau palmarès PISA est publié, tous les trois ans. Le désir d’associer les parents et la communauté aux changements proposés ne se réalise pas, considérant le vocabulaire hyperspécialisé utilisé, les bulletins scolaires difficilement lisibles et le peu d’information vraiment accessible livrée aux parents. Des restrictions budgétaires importantes hypothèquent lourdement les activités de formation continue permettant aux enseignants de s’approprier les fondements de la réforme. La production de matériel didactique de qualité, adapté aux programmes réformés, accuse des retards de plusieurs années par rapport aux moments où ces programmes sont offerts à chacun des niveaux scolaires.
Plusieurs spécialistes de renom sont aussi farouchement opposés au Renouveau pédagogique, lui reprochant de s’inspirer d’un socioconstructivisme radical dont l’efficacité n’est pas démontrée. Par exemple, Hattie (2009) recense 800 méta-analyses regroupant plus de 50 000 études portant sur des populations de 80 millions d’élèves. Ce travail permet de déterminer de manière fiable les facteurs qui contribuent à la réussite scolaire. Il en ressort que les stratégies qui ont le moins d’impact sur l’apprentissage sont celles qui sont préconisées avec la réforme: la prise en compte des styles d’apprentissage des élèves; l’apprentissage basé sur l’exploration et la découverte; l’apprentissage par problèmes; le fait de donner aux élèves un plus grand contrôle sur leurs apprentissages. Les stratégies les plus efficaces sont celles liées à l’enseignement direct et explicite et à la pédagogie de maîtrise (mastery learning), mais elles ne cadrent pas avec les fondements de la réforme. Le taux de diplomation des élèves de la cohorte ayant débuté ses études secondaires en 2009, au moment où la réforme est achevée, est, après cinq ans, de 73% chez les filles et de 61% chez les garçons (Royer, 2016). Malgré les vœux qui justifient l’instauration de nouvelles normes grâce au Renouveau pédagogique, les problèmes liés à la réussite scolaire sont d’actualité plus que jamais. 
3. Les normes administratives
Deux modes d’administration publique se déploient au XXsiècle. Le mode bureaucratique a pour fondement la domination légale (plutôt que traditionnelle ou charismatique). Il s’inspire des règles de droit (l’État de droit) et repose sur le principe de la hiérarchie des normes : au sommet de la pyramide se trouve la constitution du pays et viennent ensuite les normes relatives aux lois, puis aux règlements, aux directives, etc. Les décisions administratives se situent à la base de cette pyramide et doivent être conformes aux normes des paliers supérieurs. Le pouvoir d’un administrateur public est régi par ce principe, mais aussi par celui d’impersonnalité des règles et des procédures qui élimine l’arbitraire dans l’accomplissement de la fonction : «sans haine et sans passion, de là sans amour et sans enthousiasme, sous la pression des simples concepts du devoir, le fonctionnaire remplit sa fonction sans considération de personne; formellement, de manière égale pour tout le monde» (Weber, 1921, p. 18). Au début, le terme bureaucratie n’est pas péjoratif, mais il le devient à cause des problèmes structurels qu’il engendre (lenteur, immobilisme, négligence des facteurs humains) et qui mènent souvent à la technocratie, cette forme de gouvernement où la place des experts est centrale dans la prise de décision. 
L’autre cas de figure, le mode managérial, a aussi une origine lointaine. Elle remonte à Wilson, président des États-Unis, mais auparavant professeur d’université, qui établit une distinction entre le politique et l’administratif. Inspirés par lui, d’autres auteurs étasuniens définissent des normes d’efficience dans l’administration publique. Cependant, la première expression tangible du Nouveau management public en réaction au mode bureaucratique s’observe dans la Grande-Bretagne de Thatcher et dans les États-Unis de Reagan avant de s’imposer dans le monde anglo-saxon, entre autres au Québec à compter des années 1990. Hood (1991) repère dans ces tendances les traits d’un nouveau mode de gestion qu’il nomme New public management. Deux principes le caractérisent : la séparation entre la formulation des politiques, sous la responsabilité des élus, et leur mise en œuvre assurée par les gestionnaires; l’attention portée aux processus avec l’adoption de méthodes inspirées du secteur privé. Parmi les fonctions du NMP se dessinent la gestion axée sur les résultats, la planification stratégique, la contractualisation, la décentralisation, la reddition de comptes, l’externalisation de services et la réduction des déficits (Charbonneau, 2014). On retrouve à la figure 2 les caractéristiques de ces deux modes de gestion publique.

Figure 2 : L’administration publique wébérienne versus le Nouveau management public
(inspiré de Amar et Berthier, 2007)

Administration publique wébérienne
Nouveau management public (NMP)
Objectifs
respecter les règles 
atteindre les résultats
Organisation
centralisée et hiérarchique
décentralisée et structurée en réseau
Partage des responsabilités
Confus
clair
Exécution des tâches
Spécialisation
autonomie
Recrutement
par concours
par contrats
Promotion
à l’ancienneté et sans favoritisme
au mérite et à la performance
Contrôle
indicateurs de suivi
indicateurs de performance
Budget
axé sur les moyens
axé sur les objectifs
Au Québec, la Loi sur l’administration publique de 2000 consacre l’institutionnalisation du MNP dans tous les ministères. De manière spécifique à l’éducation, des modifications successives à la Loi sur l’Instruction publique rendent opératoires de nouvelles normes de gestion axée sur les résultats, soit une «approche fondée sur des résultats mesurables, répondant aux objectifs et aux cibles définis préalablement en fonction des services à fournir. Elle s’exerce dans un contexte de transparence, de responsabilisation et de flexibilité quant aux moyens utilisés pour atteindre les buts visés» (Gouvernement du Québec, 2009, p. 3). Une panoplie d’instruments est créée pour donner suite à cette volonté. Le principe de la hiérarchie des normes s’applique ici également.
(1) D’abord, le ministère de l’Éducation se dote d’un plan stratégique présentant le contexte et les enjeux de sa mission, ses valeurs et ses orientations, des objectifs ciblés et des indicateurs permettant de mesurer les résultats. Chacune des 72 commissions scolaires adopte aussi un plan stratégique selon ce modèle, en précisant les besoins de ses écoles et les attentes de son milieu. (2) Selon une logique de contractualisation, chaque commission scolaire convient avec le ministère des termes d’une convention de partenariat qui précise sa contribution aux buts fixés par le ministère. (3) Chaque commission scolaire fait de même avec des conventions de gestion et de réussite éducative, des contrats liant cette fois chaque établissement à sa commission scolaire. (4) La volonté pour chaque école d’élaborer son projet éducatif est inscrite à la culture scolaire depuis les années 1970, mais ce document propose alors des valeurs et des orientations. Dans le contexte de la gestion axée sur les résultats, le document est formalisé sur le plan administratif à compter de 2002. Il repose sur une analyse du milieu et prend appui sur la planification stratégique de la commission scolaire et du ministère. (5) À compter de 2002 également, les établissements scolaires doivent se doter d’un plan de réussite prévoyant les moyens et les indicateurs de suivi pour réaliser la réussite scolaire de tous les élèves.
Ce système de gestion axée sur les résultats, composante du NMP, est en place intégralement dans le système scolaire québécois depuis 2008, mais déjà des ratés sont observés dans le modèle, des anomalies dans le paradigme, pour reprendre le vocabulaire de l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques: «ses principes et ses outils s’enchâssant peu à peu dans les lois (…), on semble assister (…) à son institutionnalisation en même temps qu’à son dépassement» (Charbonneau, 2012, p. 3). D’abord, le principe de la hiérarchie des normes n’est pas opératoire parce que la définition des plans stratégiques ne s’inscrit pas dans les mêmes espaces temporels au ministère, dans les commissions scolaires et dans les écoles. Par exemple, le plus récent plan stratégique du ministère de l’Éducation couvre la période comprise entre 2009 à 2013 (en 2016, il n’a pas encore été actualisé). Ceux des 72 commissions scolaires couvrent des périodes de cinq ans, toutes différentes. Dans les écoles, c’est généralement une période de trois ans qui est retenue. Tous ces documents ont un contenu dynamique appelé à évoluer. Il est alors impossible de considérer lors de leur définition le contenu des documents de planification des paliers supérieurs. Cette anomalie n’est pas une erreur de parcours, mais un problème structurel.
Une enquête que nous avons conduite (Bernatchez et Trudeau, 2014) démontre aussi que les directions connaissent mal le processus de gestion axée sur les résultats qu’elles doivent pourtant mettre en œuvre et promouvoir auprès de leurs équipes-écoles : «parmi les huit directions rencontrées en entrevue, une seule affirme maîtriser les paramètres des instruments de gestion par résultats. Pour une majorité d’entre elles, les normes prescrites ne se traduisent pas intégralement dans leurs pratiques de gestion scolaire au quotidien» (p. 84). Lorsqu’elles se consacrent à la reddition de comptes, c’est souvent au détriment des activités de gestion pédagogique, pourtant l’aspect de la fonction qui les motive le plus à devenir cadres scolaires. Afin de vérifier comment la contractualisation est vécue, Brassard et ses collègues (2013) ont reçu en entrevue 40 cadres scolaires. Ils citent l’un d’eux: «dans le ventre du dragon, lorsque le contexte nous y oblige, on peut déployer beaucoup de génie pour produire les bons chiffres» (p. 154).  Afin d’atteindre les cibles, et comme le prétend Hood (2006), les stratégies de contournement sont légion.
Conclusion
Dans un ouvrage récent, Muller (2015), pionnier de l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques, rappelle les trois cycles d’action publique qui se sont succédés depuis l’après-guerre : celui de l’État libéral-industriel, celui de l’État-providence et celui de l’État-entreprise. Actuellement, il observe suffisamment d’anomalies dans le modèle de l’État-entreprise pour subodorer le passage vers un nouveau cycle: accélération du temps social, financiarisation rapide de l’économie, interconnexion plus grande grâce aux technologies de l’information, crise écologique, instabilité et insécurité grandissantes du fait de la montée des intégrismes. Des normes émergent de ce nouveau référentiel global, mais il est trop tôt, croit-il, pour repérer les personnes qui seront médiatrices de ce changement paradigmatique. Certaines militent pour le maintien des dispositifs du cycle précédent, à condition d’amender ceux qui causent les plus importants problèmes. D’autres, conscientes de la finitude du monde, remettent en question le principe même de la croissance économique. Muller (2015) espère l’avènement d’un nouveau cycle politique «d’efficacité globale».
Pour le cas des politiques de gestion scolaire au Québec, nous avons illustré les changements paradigmatiques qui s’opèrent dans les deux dimensions de la fonction: la pédagogie et la gestion. Sur le plan pédagogique, depuis 1997, le Renouveau pédagogique mise sur l’institutionnalisation du paradigme de l’apprentissage en remplacement du paradigme de l’enseignement. Le ministère de l’Éducation croit que le nouveau siècle commande l’instauration d’une école renouvelée et mieux en mesure de répondre aux défis du XXIsiècle. Considérant l’objectif de réussite scolaire, les résultats ne sont pas concluants. Sur le plan administratif, les normes du Nouveau management public, notamment la fonction de gestion axée sur les résultats, remplacent depuis 2000 celles de l’administration publique wébérienne. Le ministère de l’Éducation cherche dans cette voie l’efficience que commande la rareté des ressources. Dans cet espace aussi, les anomalies sont nombreuses et les résultats ne sont pas au rendez-vous. Cela annonce une transition vers de nouveaux référentiels sectoriels, mais il est aussi trop tôt pour cerner la nature des changements en cours : des modifications à la marge des actuelles politiques de gestion scolaire ou leur refondation sur la base de normes entièrement repensées ? «L’avenir est moins à découvrir qu’à inventer» écrit le prospectiviste Gaston Berger.

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