La politique de la peur

Conférence offerte à l'UQAR (Rimouski) le 28 avril 2017 pour les membres de l'Université du 3e âge, avec en accompagnement ce diaporama. (photo: Wikipédia)

1. Mesdames, messieurs, je suis très heureux d’être avec vous aujourd’hui. C’est la deuxième fois que j’accepte une invitation de l’ADAUQAR, et je vous en suis reconnaissant. Suite à un court article sur la question que j’ai publié l’an dernier dans le journal Le Mouton Noir, un des responsables de votre organisation m’a demandé de vous présenter quelques-unes de mes réflexions et de mes observations sur la peur comme phénomène social et politique. Je ne suis pas un spécialiste de la peur, mais je suis un analyste des politiques. J’observe que la peur joue un rôle de plus en plus important dans la conscience collective du 21e siècle et dans la définition des politiques publiques partout dans le monde, entre autres au Québec.

2. D’abord, je vous propose une mise en contexte conceptuelle et historique. Mise en contexte conceptuelle, au sens où je vais vous présenter les définitions des concepts de politique et de peur, afin qu’on s’entende sur les mots, qui peuvent prendre plusieurs sens différents. Mise en contexte historique aussi, puisque pour bien comprendre ces phénomènes, il faut prendre soin de les situer dans le temps, mais aussi dans l’espace. Notre espace, c’est le monde, mais aussi le Québec où seront glanés plusieurs exemples. Ensuite, je vais vous parler des peurs séculaires, c’est-à-dire de celles qui sont très anciennes, mais qui se traduisent aujourd’hui dans des formes contemporaines. En fait, sur un plan fondamental, ce sont toujours les mêmes grandes peurs collectives qui nous habitent et qui conditionnent nos actions. Il sera ensuite question du populisme qui se déploie de manière importante dans le monde actuellement – les élections présidentielles aux États-Unis et en France en sont des exemples éloquents. Le populisme repose souvent sur la peur – la peur de l’Autre particulièrement – mais le populisme fait également peur à ceux et à celles qui n’y adhèrent pas. Je ne sais pas pour vous, mais moi, Donald Trump me fait peur. Finalement, en conclusion, je vais explorer les avenues qu’il est possible d’emprunter pour résister à ce phénomène de la politique de la peur, de manière collective, mais aussi de manière individuelle, par chacun et chacune d’entre nous, ici et maintenant.

3. Human Rights Watch est une organisation internationale de défense des droits humains. Son rapport annuel de 2016 porte un titre explicite: La double menace. Comment la politique de la peur et la répression contre la société civile compromettent les droits humains. La peur est le grand vecteur des évolutions récentes en matière de politique, mais c’est depuis toujours que les gouvernants exercent la politique de la peur. Mais qu’est-ce qu’une politique?

4. La science politique puise à plusieurs disciplines pour étudier le pouvoir. Son objet est apprécié sous trois aspects. La politique désigne le lieu où s’affrontent les adversaires. Le politique fait référence à ceux et à celles qui exercent le pouvoir. Les politiques renvoient aux programmes d’action mis en œuvre pour créer de l’ordre dans la société et dans chacun de ses secteurs. C’est ce troisième aspect qui m’intéresse quand je parle de politique de la peur. Les théories et les méthodes d’analyse des politiques sont nombreuses, mais elles misent habituellement sur la dimension de l’action et sur celle des idées pour comprendre les phénomènes.

5. Ces théories et ces méthodes postulent que les politiques sont des idées en action. Une politique est donc un plan d’action qui repose sur des idées, soit des principes, des valeurs et des normes. Une politique vise à mettre de l’ordre dans un secteur de la société et à régler des problèmes sectoriels, par exemple en matière de santé ou d’éducation. Les politiques proposent des orientations assorties d’actions ciblées avec des budgets dédiés. Ces orientations sont généralement vertueuses, mais sous cette vertu se dissimulent parfois des intentions moins nobles. 

6. Je ne crois pas aux théories du complot que l’on retrouve à profusion sur Internet et à la télévision, parfois dans le contexte d’émissions qui ressemblent étrangement à des documentaires. Ces théories du complot interprètent un événement, ou encore l’histoire, plus généralement, comme le produit de l'action d'un groupe occulte qui agit dans l'ombre pour servir ses propres intérêts ou encore pour mettre en œuvre un programme d’action conforme à ses idées. Je n’y crois pas, mais il est toutefois intéressant d’analyser ces théories puisqu’elles traduisent les peurs collectives.

7. La Révolution française de 1789 marque le grand tournant de l’histoire politique préfigurant le mouvement mondial qui fait en sorte que les pays passent d’un régime politique monarchique, avec des rois, à un régime politique républicain, avec des présidents et des représentants élus. Les historiens s’entendent pour dire que la première théorie du complot qui laisse des traces écrites est celle de l’Abbé Augustin Barruel dans un ouvrage de 1798. Il prétend que la Révolution française n’est pas le résultat d'un mouvement populaire spontané, mais plutôt celui d'une conspiration antichrétienne fomentée par les Francs-Maçons et les Illuminatis de Bavière. Ces sociétés secrètes ont existé. L’Ordre des Francs-Maçons existe toujours, mais aucun historien sérieux n’a jamais retenu la thèse de cette conspiration pour le cas de la Révolution française, bien que le jeu des influences diverses dans cet événement a été au moins aussi important que celui de la révolte spontanée du peuple. Tout au plus peut-on associer quelques hommes politiques à quelques sociétés secrètes, en postulant que leurs idées aient pu influencer leur action politique. 

8. Au Québec, il y a plusieurs légendes urbaines qui circulent à propos de différents personnages politiques et de leur appartenance à la Franc-Maçonnerie. Il est faux de prétendre que Louis-Joseph Papineau l’a été, mais il est vrai que le premier ministre canadien John A. McDonald l’était. Le maire de Montréal, Honoré Beaugrand, se définit ainsi dans les pages du journal La République en 1875: je suis un franc-maçon très avancé, libéral admirateur enthousiaste des principes de la Révolution française et partisan de la déclaration des droits de l'homme. Joseph-François Perreault, le père de l’éducation au Canada, a aussi confirmé qu’il était franc-maçon.

9. Les théories du complot prennent une couleur différente au 19siècle en insistant à ce moment-là sur la question juive. Parmi les traces écrites, il y a celles de Bakounine, le philosophe et théoricien de l’anarchisme qui a posé les bases du socialisme libertaire. Son grand rival dans la lutte pour le contrôle de la Première Internationale socialiste, c’est Karl Marx. La Première Internationale socialiste est une association fondée en 1864 à l'initiative de travailleurs afin de coordonner le développement du mouvement ouvrier dans les pays récemment industrialisés. Marx prône une gestion centralisée associée à des partis politiques qui se réclament de la mouvance communiste. Une gestion du haut vers le bas. Top-Down. Et Bakounine l’anarchiste prône plutôt une gestion décentralisée, sans parti politique, du bas vers le haut. Bottom-Up. Pour discréditer son adversaire, Bakounine associe en 1872, dans le même complot juif pour la domination du monde, le pôle capitaliste avec la banque Rothschild, et le pôle communiste avec la philosophie communiste de Karl Marx, soit selon lui les deux faces de ce qu’il appelle la «secte exploitante». Bien sûr, ça ne fait pas beaucoup de sens puisque Marx et Rothschild n’ont absolument rien en commun sur le plan des idées, sinon le fait qu’ils sont tous les deux d’origine juive. Mais on est ici dans la théorie du complot; on est loin des faits et des réalités objectives. L’histoire de la famille Rothschild est fascinante. On voit ici la photo de Jacob, qui a inspiré le personnage de monsieur Burns dans la série de dessins animés des Simpson. La famille, qui a créé sa fortune dans les banques et la finance à compter du 18siècle, est de loin la plus riche du monde avec une fortune estimée par Oxfam à 2000 milliards de dollars. En comparaison, la fortune de Bill Gates de Microsoft est estimée à 75 milliards de dollars. Celle de Mark Zuckerberg de Facebook à 45 milliards de dollars. La famille est généralement très discrète, sa fortune est répartie entre plusieurs membres de ses membres, mais elle est sur le devant de l’actualité aujourd’hui avec la victoire au 1er tour des présidentielles françaises d’Emmanuel Macron, et sans doute sa victoire au 2tour de la semaine prochaine.

10. Emmanuel Macron est une toute nouvelle figure politique qui travaillait comme banquier d’affaires pour la banque Rothschild il y a très peu de temps encore. Dans sa campagne présidentielle en marge des partis politiques traditionnels, avec le mouvement En marche! qu’il a fondé et qui reprend les mêmes initiales que son nom, il a réussi un tour de force inédit, mais il a été aidé par les médias qui lui ont accordé un temps d’antenne tout à fait démesuré. Il est jeune, 39 ans, beau, brillant. Il fascine: il a marié en 2007 sa professeure de lycée de 24 ans son aînée, rencontrée alors qu’il n’avait que 15 ans et elle, 39 ans à l’époque. Sa philosophie politique est floue, mais elle est mainstream, ni de gauche, ni de droite. Il a réussi habilement à se faufiler entre la gauche et la droite pour devenir le candidat par défaut. En langage financier, on dirait que c’est une valeur refuge: une valeur permettant un investissement sécurisé en cas de crise ou de dépression. Des politologues et sociologues sérieux n’hésitent pas à l’associer à l’establishment et aux intérêts du monde de la finance qui le sponsorisent comme disent les français, qui l’appuient concrètement en lui fournissant des ressources de toutes natures. On est non seulement dans une ère post-factuelle avec Donald Trump, mais aussi dans une ère post-partis politiques avec Emmanuel Macron. Trump aussi n’est pas un vrai Républicain, au sens classique du terme. Les partis politiques ont l’avantage d’avoir un programme politique qui est généralement défini en concertation avec ses membres. Dans les deux cas ici, le programme politique est plutôt associé aux humeurs des candidats, qui d’ailleurs se contredisent très souvent. C’est assez éloquent de voir dans une même entrevue le candidat Macron dira une chose et son contraire, dans un même souffle. 

11. Pour ce qui est de Donald Trump, la situation est plus préoccupante. Est-il sain d’esprit? La question est légitime, considérant son discours et ses agissements. L’Agence Science Presse fait état que depuis 1973, le code d’éthique des psychiatres américains leur interdit de poser un diagnostic sur une personnalité publique. Mais 35 psychiatres ont quand même publié le 14 février dernier une lettre qui disait en substance: «Nous croyons que la grave instabilité émotionnelle révélée par le discours et les actions de M. Trump le rend incapable de servir comme président de façon sécuritaire». Le directeur du DSM, le manuel diagnostic de la santé mentale, la bible des psychiatres, soutient pour sa part que «Lancer des insultes psychiatriques est une mauvaise façon de répliquer aux attaques de Trump contre la démocratie». Mais l’intention des signataires n’est pas de diagnostiquer Trump, mais d’attirer l’attention sur des traits de sa personnalité qui sont préoccupants. D’autant plus préoccupants quand on dispose d’un arsenal nucléaire.

12. Donc avec Bakounine, les théories du complot du 19siècle prennent une couleur différente en insistant sur la question juive, qui devient une tendance lourde au 20siècle avec notamment le protocole des Sages de Sion, aussi connu sous le nom de Protocole des Sages d’Israël. C’est sans doute le faux document qui a eu l’influence la plus considérable sur le monde. L’ouvrage de 1901 réunit 24 comptes rendus de prétendues réunions secrètes exposant un plan de domination du monde par la violence, par la ruse et par la guerre et qui s’appuierait sur le capitalisme pour instaurer un pouvoir juif mondial. Ces réunions auraient soi-disant regroupé un des Juifs qui aspiraient à dominer le monde. On connait depuis 1999 le véritable auteur de ce faux document, Mathieu Golovinski, un agent provocateur de la police secrète russe. Même les tribunaux suisses ont fait la démonstration en 1933 qu’il s’agissait là d’un faux. Adolf Hitler fonde cependant son raisonnement sur la question juive sur ce document dans son livre Mein Kempf. Henry Ford, un antisémite notoire, en fait la diffusion aux États-Unis. Ce faux document joue aussi un rôle clé dans la théorie du ZOG qui inspire encore aujourd’hui les suprémacistes blancs et d’extrême-droite des États-Unis, des mouvements qui affichent une nouvelle vigueur suite à l’élection de Donald Trump. ZOG ça veut dire Zionist Occupation Government, Gouvernement d’occupation sioniste, une théorie selon laquelle les gouvernements des différents pays seraient contrôlés par les Juifs. Umberto Eco, universitaire et écrivain italien disparu récemment – on lui doit notamment les romans Le nom de la rose et Le Pendule de Foucault -  a analysé ce document et prétend qu’il trouve son origine dans le roman-feuilleton du 19siècle. C’est non seulement de la fiction, mais aussi le plagiat d’un livre qui s’intitule Dialogue aux enfers, publié à Bruxelles en 1864 par Maurice Joly, et le complot est fomenté dans ce cas par Napoléon 3 qui veut dominer le monde.

13. Un autre savant et universitaire que j’estime beaucoup, Edgar Morin, s’est penché quant à lui sur la Rumeur d’Orléans de 1969. Cette rumeur laissait entendre que les cabines d’essayage des magasins de lingerie féminine de la ville d’Orléans en France, tenus par des commerçants juifs, étaient des pièges pour les clientes, qui étaient droguées, enlevées puis livrées à des réseaux de prostitution dans un contexte de traite des blanches. Des citoyens se regroupaient devant ces commerces en scandant des termes injurieux et en crachant dans les vitrines. Edgar Morin a déconstruit cette rumeur en mettant au jour les peurs collectives qui l’avait inspirée. Je suis originaire d’une petite ville industrielle du sud-ouest du Québec, Valleyfield, et moi aussi j’ai souvenir d’une rumeur persistante dans la ville, dans les années 1960. Les adolescentes se réunissaient pour assister aux matchs de l’équipe de hockey locale. La rumeur était à l’effet qu’après chaque match, le proposé à l’entretien ramassait dans l’aréna un baril plein de petites culottes de filles. J’ai même souvenir de ma mère qui avait mis en garde de cela ma sœur adolescente. Cela dit, qu’une ado ait déjà enlevé sa petite culotte pour se livrer à quelque exercice de proximité avec un garçon dans l’aréna de Valleyfield est chose possible, mais ce qui est moins probable, c’est qu’elle n’ait pas remis sa petite culotte, après l’acte. Et il y a aussi la quantité: on ne parle pas ici d’un sac de petites culottes, ni même d’une chaudière, mais bien d’un baril, ce qui est drôlement plus impressionnant. Même chose avec la consommation de drogues. Il y avait aussi une histoire qui circulait à l’effet qu’une jeune gardienne qui avait pris de la drogue avait confondu le bébé qu’elle gardait avec un poulet, et l’avait mis au four. L’image est quand même saisissante, mais pour la réalité, on repassera.

14. Une autre grande théorie du complot, qui a été institutionnalisée celle-là: le maccartysme aux États-Unis. Dans le contexte de la Guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, le maccartysme se présente comme une chasse aux sorcières contre les communistes, aussi connue sous le nom de Peur Rouge. Pendant deux ans, en 1953 et 1954, la commission d’enquête présidée par le sénateur républicain McCarthy fit la chasse aux sympathisants communistes. Parce qu’ils étaient associés à la gauche politique, plusieurs artistes, journalistes, intellectuels et universitaires ont perdu leur emploi, ou à tout le moins leur réputation. Curieusement, le maccarthysme est aussi associé à la Peur violette puisque cette chasse aux sorcières s’est étendue aux aussi homosexuels, par un amalgame que seul un esprit tordu peut comprendre. Dans cette histoire, on retient notamment la participation active de l’acteur John Wayne, associé à la fange la plus réactionnaire de la droite républicaine, comme délateur de ses collègues de Hollywood. Il était à la tête de l’Alliance cinématographique pour la préservation des idéaux américains. On retient aussi la participation de Kirk Douglas qui, au risque de sa carrière, a protégé et encouragé bon nombre de ses collègues acteurs et scénaristes menacés par cette chasse aux sorcières. À cent ans aujourd’hui, il a adressé publiquement une des plus violentes critiques à l’endroit de Donald Trump.

15. Les théories du complot plus actuelles sont souvent en lien avec des événements que l’on peut difficilement expliquer, et dont les modalités et les finalités restent obscures malgré souvent des commissions d’enquête très exhaustives. Peu de gens aujourd’hui croient à la version officielle du tireur unique dans l’assassinat du Président Kennedy. Une majorité de personnes croient aussi, avec raison, que tout n’a pas été dit sur les attentats du 11 septembre. Les théories du complot qui sont associées à cet événement sont innombrables, à cause du potentiel de l’Internet qui a facilité leur diffusion, mais aussi leur construction, étant entendu que l’Internet en mode 2.0 permet l’interaction et la co-construction des informations. Dans un registre plus farfelu, il se trouve bien des gens qui croient que l’Homme n’est jamais allé sur la lune, qu’il s’agit en fait d’une mise en scène faite à Hollywood pour tromper le monde, mais surtout l’URSS, dans la lutte pour la conquête de l’espace. On retrouve aussi beaucoup de personnes pour prétendre que les virus du SIDA ou de l’Ébola ont été concoctés dans quelque laboratoire américain, russe ou chinois afin de décimer des populations vulnérables. Même chose avec certaines drogues: des gens prétendent que le crak a été inventé et distribué par la CIA pour se débarrasser des personnes qui constituent un fardeau pour la société américaine.

16. Sur le plan de la gouvernance des organisations complotistes, pour employer un terme actuel, gouvernance, soit la manière dont ils sont gouvernés, on retrouve deux cas de figure, qui rejoignent la même logique que celle évoquée plus tôt dans la querelle entre Bakounine et Marx. Du haut vers le bas, ou du bas vers le haut. Du haut vers le bas, il y a le Groupe Bilderberg, un rassemblement annuel d'environ 130 membres, essentiellement américains et européens, et dont la plupart sont des personnalités des affaires et de la politique. Ce forum annuel a été inauguré en 1954 aux Pays-Bas, lors d'une réunion à l'hôtel Bilderberg (d'où justement son nom). Il est au centre de plusieurs controverses du fait de sa non médiatisation et du caractère confidentiel du bilan de ses conférences. Pas de doute par contre que ses participants sont bien connectés au monde des affaires, comme le montre cette illustration, une constellation où sont présentes les grandes entreprises mondiales. Certains prétendent que c’est un gouvernement mondial invisible. Un politicien britannique, Denis Healey, est l’un des initiateurs de la conférence de Bilderberg de 1954 et membre de son comité directeur pendant 30 ans. En 2001, il a écrit: «Dire que nous cherchons à mettre en place un gouvernement mondial unique est exagéré, mais pas totalement absurde». Sans prétendre qu’il s’agit là de l’embryon d’un gouvernement mondial dédié au déploiement du capitalisme, le Groupe exerce une influence manifeste sur la politique extérieure et intérieure des pays. Radio-Canada faisait mention en juin dernier des quatre canadiens invités à participer à la conférence de 2016, dont l’astronaute Chris Hadfield et le scientifique Joshua Bengio, qui a été reçu notamment à Tout le monde en parle il y a quelques semaines. C’est un expert mondial de l’intelligence artificielle, aussi on peut comprendre que son point de vue est intéressant pour les entreprises qui souhaitent développer ces technologies et pour les pays qui souhaitent les utiliser. Comme l’astronaute Chris Hadfield, il ne fait pas partie non plus de ce vaste complot mondial pour que le capitalisme néolibéral domine le monde, sauf que l’on ne peut nier l’influence de tels groupes de pression sur les gouvernements.

17. Il y a aussi le groupe Anonymous. Le nom de ce collectif désigne des membres de certaines communautés d’internautes qui agissent de manière anonyme dans un but particulier, souvent pour défendre la liberté d'expression. Les grandes entreprises craignent ce mouvement, parce qu’elles sont souvent vulnérables sur le plan de la sécurité informatique. C’est la principale arme d’Anonymous. Le mouvement a participé à certaines actions du printemps arable et du printemps érable aussi, et au lancement du mouvement Occupy, aussi il rejoint certaines revendications des groupes de gauche. Sur le plan de sa gouvernance, Chris Lander, un journaliste américain, croit que ce mouvement est la première superconscience construite grâce à Internet. Anonymous est un groupe semblable à une volée d'oiseaux, croit-il. Comment on sait que c'est un groupe? Parce qu'ils voyagent dans la même direction. À tout moment, des oiseaux peuvent rejoindre ou quitter le groupe, ou aller dans une direction contraire. Pas de chef, aucun moyen de communication unique, le mouvement Anonymous est réparti sur plusieurs médias et en plusieurs langues, ce qui assure son efficacité. Symboliquement donc, c’est en quelque sorte l’ennemi du Groupe de Bilderberg.

18. Il existe sans doute plusieurs petits complots dans la vie politique de tous les jours, au sens qu’en donne le dictionnaire: projet plus ou moins répréhensible d'une action menée en commun et secrètement. Mais je ne crois pas aux grands complots, bien que certaines de ces élucubrations puissent faire référence parfois à des faits avérés. Il n’est pas possible dans nos sociétés de l’information et de la communication de garder un secret. Imaginez par exemple un complot auquel quelques dizaines de personnes seraient associées. Ce ne serait pas très long qu’il y aurait des fuites et que le complot serait découvert. Je ne crois pas aux complots, mais je crois par contre aux «agendas cachés», un terme qui est un calque de l’anglais, mais qui est utilisé dans le vocabulaire courant. Le terme «agenda caché» désigne un programme d’action qui doit rester secret, ou à tout le moins discret. D’emblée, la finalité de l’action n’est pas évidente, ou elle est masquée par quelques nobles intentions. Par exemple, d’un programme visant à couper à certains prestataires de l’aide sociale une partie de leur allocation, on dira que c’est un programme favorisant le retour au travail des assistés sociaux. On veut couper des postes dans une organisation: on dira qu’on fait une réingénierie des processus afin d’atteindre l’efficience. En fait, on produit un discours pour légitimer une action qui, au premier abord, est difficile à justifier sur la base de ses motifs véritables. En science politique, il existe des théories et des méthodes qui permettent de comprendre la logique des idées et des actions à l’œuvre dans les politiques publiques. Celle que j’utilise s’appelle l’analyse cognitive et normative et elle s’intéresse aux valeurs et aux normes sous-jacentes aux politiques publiques qui sont déployées. Par exemple, l’analyse des politiques québécoises de différents secteurs – en santé, en éducation ou en économie – montre une convergence vers une même vision du monde traduite dans un ouvrage qui constitue, selon plusieurs observateurs, la bible de Philippe Couillard: La Quatrième révolution: la course globale pour réinventer l’État. L’ouvrage prétend à la fin de l’État-nation et prône une mondialisation économique et la diminution progressive des programmes sociaux, afin de confier ces services à l’entreprise privée. Il rend responsable de plusieurs problèmes l’État-providence qui doit être remplacé par un État-facilitateur. Cette 4révolution constitue en quelque sorte «l’agenda caché» du gouvernement Couillard, bien qu’il ne puisse se réaliser pleinement, à cause de la dynamique des acteurs, du jeu politique. Mais dans son monde idéal, pour Philippe Couillard, le Québec devrait adhérer à cette 4révolution. Il n’y a pas là un complot, mais plutôt une vision du monde qu’il cherche à transposer dans les politiques parce qu’il croit sincèrement que cette voie est la meilleure pour le Québec et pour sa population.

19. Il n’existe pas sur les tablettes de quelque gouvernement ou ministère une politique de la peur, mais cette politique est inscrite en filigrane du pouvoir, qu’il soit autoritaire ou démocratique. C’est le moyen le plus efficace pour parvenir à ses fins politiques. La peur peut être définie comme un sentiment d’inquiétude en présence ou à la pensée d’un danger réel ou imaginaire. Les peurs collectives dont il est question ici ne sont pas associées à des craintes de haut niveau et légitimes, comme la peur des catastrophes naturelles et des épidémies. Ou la peur de la mort, qui est inscrite en chacun de nous, à différents degrés sans doute, mais toujours présente, discrètement ou de manière affirmée et angoissante. Nos peurs collectives recouvrent aussi les peurs tranquilles de la vie de tous les jours. La peur de l’Autre, principalement, surtout s’il porte une pièce de vêtement ou un bijou qui ajoute à son mystère. La peur de celui ou celle qui est différent. On voudra alors ériger des murs entre nous et eux, les Autres, alors que ce sont des ponts qu’il est nécessaire d’établir, plus que jamais aujourd’hui, dans notre monde menacé.

20. La peur s’est imposée à travers le temps. C’est par peur d’être battu, emprisonné ou tué que le paysan payait son tribut à l’État. C’est par peur de transgresser sa religion que le sujet obéissait servilement à un clergé ou à un monarque. Dans ses déclinaisons contemporaines inscrites dans le cadre démocratique, on retrouve le péril jaune, soit la peur que les Asiatiques surpassent les Occidentaux et gouvernent le monde; la menace communiste, avec la loi du cadenas de Maurice Duplessis et le maccarthysme aux États-Unis; l’Empire du mal de Ronald Reagan pour désigner une Union soviétique qu’il faut craindre, mais surtout haïr puisque le mal est haïssable; la rhétorique de l’Axe du mal de George W. Bush, slogan néoconservateur servant à justifier sa politique étrangère agressive et sa politique intérieure intrusive.

21. Puis le choc des civilisations, fondé sur l’idéologie que ce ne sont plus les divergences politiques qui divisent le monde, mais les clivages civilisationnels alors que le substrat religieux, la religion musulmane principalement, occupe une place centrale et déterminante dans la fabrication de la peur.

22. Cette politique de la peur est souvent fabriquée sans lien avec quelque menace ou risque réels. Cela dit, il existe un lot de raisons légitimes d’avoir peur. Parce qu’il avait peur, notre ancêtre préhistorique s’est sauvé du prédateur et il a couru jusqu’ici et maintenant, un espace-temps où «il n’a jamais été aussi bon d’être en vie». C’est du moins la thèse de Dan Gardner dans son ouvrage La science et les politiques de la peur qui explique que l’Histoire est une illusion d’optique : «le passé paraît toujours plus certain qu’il ne l’était, et c’est ce qui donne l’impression que l’avenir est plus incertain, et donc plus effrayant que jamais». La source de cette illusion, les psychologues l’appellent le biais a posteriori. En outre, notre culture populaire distille la peur à profusion. «La vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes» (selon l’expression de Paul Ricoeur sur laquelle je reviendrai en conclusion) ne produit pas de bons scénarios de films. En revanche, la dystopie (le contraire de l’utopie, soit un monde déshumanisé) nourrit l’imaginaire collectif à la télévision, au cinéma, dans les jeux vidéo et dans la littérature: mondes post-apocalyptiques, morts vivants et guerres sans fin entre des Empires barbares. Winter is coming, l’Hiver s'en vient, pour reprendre ici la phrase-culte de la série Game of Throne, Le Trône de fer. Ce qui se présente devant nous, dans notre futur, est apocalyptique et il faut se préparer en conséquence. Ce sont toujours les mêmes grandes peurs collectives qui se déploient dans notre imaginaire collectif. L’auteur Jean Palou les a répertoriés dans son ouvrage La peur dans l’histoire, paru en 1958.

23. La peur du loup, d’abord. Jean Palou écrit: «Le loup hurle à la corne des bois à travers les siècles noirs de l’histoire. Il apparait dressé, terrible sur le grand chemin, par les soirs d’hiver, laissant dans la neige l’empreinte de ses pattes griffues, en forme de coeur. Il court dans les crépuscules nuiteux, ventre à terre dans les hautes herbes de la plaine, insolite. Partout et toujours on le redoute pour sa force, pour sa ruse, pour sa cruauté». Il est vrai que le loup a été la hantise des gens au Moyen-Âge parce que la bête s’attaquait vraiment aux gens, et qu’elle avait le virus de la rage. Les gens qui ne mourraient pas sous ses crocs périssaient entre deux matelas, étouffés par leurs proches, qui ne voulaient pas que la victime ne contamine d’autres personnes. Belle époque où l’espérance de vie pour un homme était entre 14 et 26 ans. Ce que l’on voit sur l’image c’est la bête du Gévaudan, à l’origine d’une série d’attaques contre les humains entre 1764 et 1767, qui aurait fait entre 88 et 124 victimes dans ce coin de pays en France. Il y a le mythe et la vérité qui se côtoient dans cette histoire, mais il n’y avait pas à l’époque de sociologues pour déconstruire la rumeur de la bête de Gévaudan.

24. Sa déclinaison contemporaine et d’actualité, au Québec, ce sont les pitbulls. Pour départager le vrai du faux dans cette saga concernant les politiques qu’il faut mettre en œuvre en lien avec la bête, Radio-Canada a consulté plus d'une centaine d'études scientifiques indépendantes provenant d'une dizaine de pays, sur des questions allant des statistiques de morsures à la morphologie des chiens, en passant par la génétique et le comportement. Cela a été l’objet d’un reportage à l’émission Découverte.

25. C’est sans surprise qu’on y apprend que le pittbull n’est responsable que de très peu d’agressions, entre 4 % et 6 % des cas, alors que des chiens comme les bergers allemands et les chiens nordiques sont responsables de 5 fois plus d’agressions. Remarquez que personnellement, j’ai peur des pittbulls, mais d’un point de vue scientifique, il n’est pas démontré que l’animal est plus dangereux que certains chiens d’autres races.

26. Autre figure de la peur, celle du mendiant. Jean Palou écrit: «On le craint car il est sale, hirsute, dépenaillé, laid souvent, couvert de vermines ou de croûtes. On a peur de ses loques, de ses plaies purulentes. On l’évite lorsqu’il gratte ses ulcères. On s’éloigne de lui parce qu’il pue». Au Moyen-Âge, les mendiants se déplacent en groupe, ce qui ajoute beaucoup à la peur des habitants. Ils dorment près des maisons et meurent le long des routes, souvent de maladies contagieuses. On dit d’eux qu’ils ont pour la propriété d’autrui un respect modéré, ce qui en fait des voleurs potentiels. Autre raison d’en avoir peur.

27. Nos sans-abris nous font peur aussi, pas tant parce qu’on craint pour notre sécurité, mais parce qu’ils sont le reflet des maux qui accablent nos sociétés. Pauvreté, maladie mentale, consommation d’alcool et de drogue, solitude et misère.  Ce sont des conditions qui font peur. Les pouvoirs publics ont toujours échoué à régler le problème, qui est d’une complexité sans nom. Ceux et celles qui ont voyagé à l’étranger savent aussi combien cela peut faire peur de se retrouver face à des itinérants intoxiqués, le soir venu. Difficile de savoir comment ils peuvent réagir.

28. La peur du brigand est une autre des grandes peurs séculaires. On les retrouvait en abondance au Moyen-Âge, sur les grands chemins. Ils ne se contentaient pas de voler leurs victimes; ils les tuaient aussi. Jean Palou écrit que «le brigand des mers, malgré sa poésie toute romanesque, fut souvent plus épouvantable que le forban des grandes routes et des forêts touffues». C’était une époque de grande violence et la plupart des espaces n’étaient pas sécurisés. L’auteur relate aussi la Grande Peur de 1789, une peur irraisonnée des brigands qui s’est traduite par un exode massif des populations dans le contexte d’insécurité qui précède la Révolution française. Palou écrit: «Du 14 juillet au 8 août 1789, tout un peuple, celui de la France, fuyait par les routes devant la peur illusoire des brigands. Phénomène unique qui agissait en partant de la base d’un fantasme différent selon les régions, fantôme né de légendes et qui, d’un seul coup, jetait ses germes, non sur un cerveau isolé mais sur l’ensemble des intellects. Et ces brigands, ces peurs agissaient sur le mental collectif. C’était d’autant plus terrible que le brigand, le bandit de grand chemin annoncé ne venait pas, ne viendrait pas.»

29. Les brigands, les voleurs, les bandits continuent de nous faire peur aujourd’hui. La porte de la maison de mes parents n’était jamais barrée. On habitait une petite ville bien tranquille et on se sentait en sécurité partout, même la nuit. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Que ce soit dans un dépanneur, au guichet automatique ou le soir au coin d’un ruelle sombre, on craint de se retrouver face à quelque personne louche, à quelque individu qui à défaut de nous vouloir du mal, veux nous départir de notre bien. Les caméras de sécurité, omniprésentes dans tous les lieux publics, ne constituent pas une garantie que notre sécurité est pleinement assurée.

30. La peur du pestiféré est séculaire. On estime que la peste noire a tué environ 50% de la population européenne en cinq ans, entre 1347 et 1352. Une personne sur deux. Edgar Allan Poe décrit ainsi la mort rouge: «Jamais peste ne fut su fatale, si horrible. Son avatar c’était le sang, la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des tâches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettant au ban de l’humanité et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat d la maladie, tout cela était l’affaire d’une demi-heure».

31. Le SIDA est certes la peste de notre époque, mais il y a aussi toutes ces épidémies que nous craignons collectivement, que l’accélération tout azimut de nos modes de vie peut contribuer à propager en un temps éclair. On ne compte plus les scénarios catastrophes qui mettent en scène un virus qui se propage à grande vitesse. Malgré les avancées de la médecine, on se sait vulnérable collectivement, en ce temps où une utilisation massive des antibiotiques et autres médicaments amène l’ennemi invisible à développer davantage de résistance. On ne distingue plus le malade et la maladie: ils se rejoignent et se confondent dans cette peur qui nous habite et qui nous invite à fuir. Mais il y a pire que la maladie. Il y a aussi les armes chimiques qui sont utilisées sur des populations civiles, au premier chef sur des enfants, et parfois même par un compatriote qui veut ainsi affirmer son pouvoir absolu sur son peuple. Il est difficile d’être plus cruel.

32. La peur du bohémien enfin, dernière grande peur collective séculaire. Jean Palou écrit: «Fils de la nuit, les bohémiens emportent avec eux la peur. Les murs des villes protègent les citadins de leur venue. On monte la garde aux portes. Seuls les habitants des campagnes en pâtissent. Ils sont les éternels errants des grandes routes et la peur sans visage les suit, tel un étranger immortel, furtif et qui porte en lui le malheur». Le bohémien est l’archétype de l’Autre, cette autre personne qu’il faut craindre parce qu’elle s’aventure sur nos terres parce qu’elle n’a pas de chez soi qui lui soit attribué en propre, et parce qu’elle est différente. Un peuple nomade, mais dans les espaces qui sont marqués par la territorialité et l’exclusivité aux populations nationales, individus semblables dans leur nature et leur culture et qui craignent le métissage.

33. En ces temps troubles où la guerre habite plusieurs territoires, ce sont des populations entières qui fuient leurs pays pour rechercher d’abord la paix et la sécurité, et aussi, dans un deuxième temps, la vie bonne pour eux et pour leur famille. On les appelle les migrants. Selon l’UNESCO, la migration est un facteur important dans l’érosion des frontières traditionnelles entre les langues, les cultures, les groupes ethniques et les états-nations. Même ceux qui ne migrent pas sont affectés par ces mouvements de population à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs communautés et par les changements qui en résultent. La migration n’est pas qu’un simple acte de passage de frontières, mais un long processus qui affecte les vies des personnes impliquées. Ce phénomène a une incidence de plus en plus grande sur le comportement politique des individus. Un nouveau clivage apparait, au-delà de celui traditionnel distinguant la gauche de la droite. Il y a ceux et celles qui adoptent la position de repris, de fermeture, par peur que cette situation bouleverse leur vie et remette en question leurs acquis. Il y a aussi la position d’ouverture, qui commande un grand courage. La peur collective de l’Autre favorise l’émergence d’une forme d’expression politique qualifiée de populisme, qui est une tendance lourde et qui tend à se renforcer.

34. Le succès électoral de Donald Trump est la résultante d’une campagne qui a fait une large place à la provocation, et dont les promesses portent les marques classiques du populisme: donner le pouvoir au peuple, critiquer les élites, exacerber le nationalisme et pratiquer le protectionnisme. Qualifier quelqu’un de populiste revient à le disqualifier en le situant en dehors de la politique respectable et en faisant peser sur lui des soupçons de démagogie et d’autoritarisme. Il y a toutefois un mécanisme bien connu en politique qui s’appelle l’inversion du stigmate, où le populiste réel ou supposé va pleinement endosser cette étiquette et revendiquer cette posture populiste. La personne dira par exemple: «Si être populiste, c’est respecter la volonté du peuple, et bien oui, je suis populiste».

35. Cette phrase a été dite par Marine Le Pen du Front national, par Emmanuel Macron qui se définit comme un centriste et qui sera vraisemblablement le prochain président de la France, par Jean-Luc Mélanchon aussi de la gauche radicale, étant entendu que le populisme, traditionnellement associé à la droite, peut aussi l’être à la gauche parce que cette stratégie est payante, d’un point de vue politique. À elles seules, ces trois personnes représentent 70 % des électeurs français qui se sont exprimé au premier tour de la présidentielle, dimanche dernier.

36. Le paysage politique mondial est traversé par cette lame de fonds qu’est le populisme, depuis les États-Unis et la France, mais aussi la Grèce, la Hongrie, l’Amérique latine et l’Italie avec le Mouvement 5 étoiles piloté par un humoriste converti en politicien: Beppe Grillo. Il connait un succès électoral sans précédent et devient une des principales forces politiques italiennes avec des options politiques comme le refus du droit de sol aux enfants d'étrangers nés en Italie, la maîtrise des flux migratoires, la semaine salariée de 20 heures, l'abolition de la taxe foncière, la réduction des salaires des personnalités politiques et la suppression des syndicats. Au Québec et au Canada, il n’y a pas encore un parti politique avec une tendance populiste affirmée, mais il faut voir dans le comportement de certains politiciens les traits caractéristiques du populisme. Les maires Régis Labeaume et Denis Coderre incarnent une forme de populisme. François Legault de la Coalition Avenir Québec n’en est pas très loin, parfois. Et tout ce beau monde là observe les résultats électoraux à l’étranger et s’inspireront des pratiques électorales gagnantes lors du prochain scrutin. C’est ce qu’a fait Jean-Luc Mélanchon du Mouvement La France insoumise, et avec grand succès. Sa conseillère principale est la philosophe Chantal Mouffe qui a d’abord développé dans des textes scientifiques la pertinence de concevoir et de proposer un populisme de gauche, en réaction au populisme de droite et pour combattre le néolibéralisme grâce à un projet politique conséquent.

37. Le concept de populisme est souvent un fourre-tout, mais Jan-Werner Muller, Éric Fassin et d’autres politologues ont tenté dans des ouvrages récents d’en dresser les contours à la lumière des événements actuels et de la tendance lourde à l’effet que le populisme n’est plus la chasse gardée de la droite, et qu’il se retrouve aussi au centre et à gauche de l’échiquier politique. Deux traits le caractérisent. Le populisme est anti-establishment, anti-élite. Il rejette donc les politiciens professionnels de carrière. Il n’adhère pas au modèle organisationnel des partis politiques traditionnels, aussi les regroupements qu’il forme se définissent comme étant tantôt un Mouvement, tantôt un Front. Le Mouvement la France insoumise de Jean-Luc Mélançon, de gauche mais à la périphérie des partis communiste et socialiste; le Mouvement 5 étoiles en Italie, résolument à droite comme le Front national en France; le Mouvement Tea Party aux États-Unis, hétéroclite, contestataire et de type libertarien qui s'oppose à l'État fédéral et à ses impôts. Créé au temps de la présidence d’Obama, il a pavé la route à l’élection de Donald Trump. Un Donald Trump qui est aussi en périphérie des partis politiques traditionnels, puisqu’il n’est pas vraiment républicain, au sens strict du terme. Il est trumpien, et il insiste pour rester lui-même. C’est le propre des populistes de proposer des qualificatifs associés à leurs noms de famille: les franquistes de Franco en Espagne; les péronistes de Juan Peron en Argentine; les lepénistes en France. Le populisme est souvent affaire de famille, comme au temps de la monarchie. Marine Le Pen a succédé à son père Jean-Marie, et sa nièce Marion Maréchal-Le Pen prendra sans doute le relais à échéance. Le populisme est aussi anti-pluraliste. Le mouvement concerné se définit comme étant le seul représentant légitime du peuple, aussi, par défaut, les autres partis deviennent illégitimes, guidés par des élites corrompues dont la seule ambition est de se maintenir au pouvoir. Une des caractéristiques des populistes est d’ailleurs de vouloir changer les règles du jeu, dès leur arrivée au pouvoir. Dès que cela est impossible, il modifie la constitution pour s’octroyer encore plus de pouvoir. C’est ce que l’on a observé lors du référendum constitutionnel turc du 16 avril dernier. Jean-Luc Mélanchon avait aussi dans ses cartons l’idée de créer une 6République, pour succéder à la 5République actuelle. Dans le cas de Trump, c’est difficile puisqu’il existe un équilibre des pouvoirs aux États-Unis, ce qui ne l’empêche pas de remettre en question la légitimité des juges et celle des médias. On retiendra du début de sa présidence cette révélation insensée: l’existence de faits alternatifs. Je crois vraiment que Donald Trump vit dans un monde parallèle, son monde à lui, celui d’un pervers narcissique, et c’est pourquoi il fait tellement peur. Le populisme mise sur la peur du peuple à l’endroit de l’Autre pour obtenir le pouvoir. Et une fois qu’il est au pouvoir, il fait peur à ceux et à celles qui ne partagent pas son point de vue. Et même à certaines personnes qui partagent son point de vue au départ, mais qui constatent ensuite les dérives dont ces gens sont capables.

38. Que faire, individuellement et collectivement, face à ce phénomène qui gagne en importance au fil des mois? Il faut s’indigner, dans un premier temps. Il faut agir, ensuite. Espérer et agir, plutôt que craindre et subir. Je suis sensible à la visée éthique du philosophe Paul Ricoeur, qui peut servir de guide: Une vie bonne avec et pour les autres, dans des institutions justes. Mais ce que représente chacune de ces trois propositions se discute et nous est propre. Il n’y a plus de morale universelle, dictée par la religion. Il existe maintenant une éthique, qui se discute.

39. Une vie bonne. La philosophe américaine Judith Butler a écrit un essai très intéressant à ce sujet. C’est un choix personnel, croit-elle, mais un choix qui doit tout de même être balisé par un cadre collectif, par certaines normes reconnues et acceptées dans la communauté d’appartenance et qui guident le vivre-ensemble harmonieux. Elle écrit: «Comment pouvons-nous penser à une vie vivable sans poser un idéal unique ou uniforme? Comme Kant l’a montré, vouloir dire aux autres comment bien vivre, qu’un État veuille penser pour tous un idéal unique et uniforme de la vie bonne, est un despotisme». Elle met ensuite en évidence la nécessité d’un cadre politique qui, n’imposant aucun modèle de vie, n’en est pas moins normatif, réfutant un individualisme qui ne serait que l’expression du règne de l’opinion commune ou l’argument libérateur d’un système qui est en réalité un système de domination. Mais cela suppose, écrit-elle, d’être capable de mener sa vie, d’avoir une vie, d’être en vie: ce qui présuppose que la vie de chacun soit reconnue comme valable, vivable, vivante. Ce n’est pas le cas actuellement, sachant qu’une bonne proportion de nos semblables, ici comme ailleurs, survivent plutôt que vivent. Les inégalités sont de plus en plus grandes, au rythme où se déploient le néolibéralisme et le populisme.

40. Je suis sensible aux propositions de Bonnie Wade, une artiste et accompagnatrice de personnes en fin de vie en Australie. Elle l’a fait durant des dizaines d’années, et elle a recueilli au fil du temps leurs témoignages qui constituent en quelque sorte des leçons de vie. Sa démarche est remise en question par certains scientifiques qui questionnent sa méthodologie, ou encore sa posture engagée par rapport aux personnes à qui elle s’intéresse. Certains disent que les personnes en fin de vie ne sont pas à leur meilleur sur le plan de leurs capacités cognitives, ce qui remet en question leurs témoignages. Ils disent aussi que le sens de la vie n’est pas le même pour une personne jeune ou pour une personne âgée, et qu’il faut se méfier de toute généralisation.  En outre, son livre m’a touché. Elle dégage les 5 plus grands regrets que les personnes en fin de vie lui ont révélés. Ils regrettent d’avoir vécu selon ce que l’on attendait d’elles et non en fonction de leurs aspirations. Elles regrettent d’avoir travaillé autant au détriment des autres aspects de ma vie. Elles regrettent de ne pas avoir eu le courage d’exprimer leurs sentiments et leurs convictions. Elles regrettent de ne pas avoir gardé le contact avec leurs amis. Elles regrettent finalement de ne pas s’être permis d’être plus heureuse, le bonheur n’étant pas la destination, mais bien plutôt le chemin. Bien sûr, il y a aussi plein de choses dont elles sont fières et qu’elles ne regrettent pas, mais ce n’est pas là l’objet du livre.

41. Mes parents sont toujours vivants et plutôt alertes, malgré leur âge. Mon père aura 98 ans le 1er mai, le jour de la fête des travailleurs, lui qui l’a été jusqu’à sa retraite à 65 ans, comme ouvrier de la construction. Ma mère a 91 ans. Mon père est comme les hommes de sa génération: un homme de peu de mots et qui cache ses émotions. Difficile de savoir s’il a des regrets. Mais il a parfois des angoisses, se sachant au terme de sa vie. Chaque année, la période qui précède sa fête est difficile pour lui. Et ça s’estompe quand le printemps se pointe pour de vrai. Ma mère est plus bavarde et elle ne cache pas ses émotions. Ce qui l’anime actuellement, c’est le fait que sa famille s’agrandisse chaque année. Juste cette année, elle aura trois nouveaux petits-enfants. Elle souhaite à chaque annonce de grossesse être là pour accueillir le bébé dans ses bras, au moins une fois. Pour faire une photo que l’enfant aura en souvenir. C’est ce qui lui donne de l’espoir, lui fait oublier ses petits bobos. Elle a un regret, qu’elle a souvent répété. Elle souhaitait devenir institutrice, maîtresse d’école, et elle avait été admise à l’école normale. Mais ses parents ont plutôt choisi qu’elle se pointe à l’usine de textile le jour de ses 16 ans, pour aider financièrement la famille nombreuse, et pour permettre à la benjamine de la famille de faire, elle, des études, si elle le souhaitait. Un regret donc, associé à une injustice.

42. Avec et pour les autres. Il y a actuellement au Musée de l’Homme en France, parrainée par l’UNESCO, une exposition interactive consacrée à ce thème. Elle permet d’apprécier les figures de l’altérité, de l’Autre qui parfois fait peur parce qu’on ne le connait pas. On n’a pas peur de ce que l’on connait. Je ne l’ai visité que virtuellement, mais je me promets d’aller y faire un tour si l’occasion se présente. On y apprend notamment que la catégorisation consiste à réunir dans des catégories des éléments que l’on considère de même nature. Ce mécanisme n’implique pas d’emblée une hiérarchie entre les catégories, mais il peut nous faire glisser vers une image toute faite et figée d’un individu, alors réduit à un stéréotype. Qu’il soit négatif ou positif, le stéréotype restreint les différentes facettes d’une personne à quelques traits de caractère partagés par tous ceux qui, comme lui, se voient arbitrairement rangés sous telle ou telle étiquette. Catégoriser est un processus universel de notre fonctionnement cognitif, mais les catégories utilisées ne sont ni naturelles ni universelles. Chaque société construit les siennes et, selon le contexte, valorise des critères de regroupement qui peuvent être religieux, culturels, sociaux ou liés à l’origine géographique.

43. Dans des institutions justes. Les institutions, ce sont la famille, l’école, notre milieu de travail, les regroupements de toutes natures qui encadrent la vie collective grâce à certaines normes. Les institutions fonctionnent selon les règles implicites, les traditions, ce que l’on fait habituellement. Elles fonctionnent aussi selon des règles explicites, les instructions, ce que l’on doit faire absolument. Nos institutions sont-elles justes? Équitables? Comme c’est le cas avec la démocratie, parasitée notamment par le populisme, la justice n’est jamais une chose acquise, de manière définitive. Elle se construit dans le quotidien de nos actions. Je crois que toutes et tous, individuellement mais aussi collectivement, faisons à la fois partie du problème et partie de la solution. Il nous appartient d’espérer et d’agir plutôt que de craindre et subir.

44. Merci de votre attention, et j’ouvre maintenant le dialogue avec vous. Questions, commentaires, remarques, objections, exemples qui confirment ou qui infirment ce que je viens de vous raconter?

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